Une semaine de voyage touristique, c’est l’émerveillement du dépaysement, mais aussi l’occasion d’effleurer une Transjordanie, à bien des égards doublet modeste mais assez tranquille d’une Cisjordanie/ Palestine/ Israël que l’on voit sans cesse, de loin à l’horizon depuis le plateau, ou à deux pas de l’autre côté de ce Jourdain, devenu un modeste cours d’eau sans cesse diminué par les pompages depuis les deux rives, jusqu’à une Mer Morte dont le niveau ne cesse de baisser.
Quel Etat, quelle démographie, quelle société ?
Je découvre un Etat que je croyais inexistant, sans importance : il est né voici un siècle de volontés contradictoires. Il est devenu un pivot du Proche Orient, à mesure que ses voisins accumulent des problèmes qui restent sans solution.
Au départ, c’est la matrice d’un grand Royaume arabe, rêvé par Lawrence d’Arabie. Quelques tribus révoltées contre l’Etat Jeune Turc, encore en possession des « colonies » arabes dont il a hérité de l’Empire Ottoman. Réunissant quelques centaines de guerriers, Lawrence s’empare par surprise, sur la Mer Rouge, du port d’Aqaba, au profit de l’Empire britannique, dont le pivot régional est Le Caire (1917). Puis il s’attaque avec succès à la voie ferrée qui est le terminus du Bagdad bahn (chemin de fer de Bagdad), voie ferrée qui depuis l’Europe centrale, sous protection allemande, aboutit à l’Empire Ottoman, avec une branche qui va à Bagdad et l’autre au Hedjaz pour servir à l’accès aux Lieux Saints de l’Islam.
Au moment du traité qui partage le Moyen Orient entre Français et Anglais (1922), ces derniers donnent comme lot de consolation aux « princes » Hachemites une Transjordanie : un chaînon dans la domination britannique entre Suez et le Golfe Persique. Cet Etat a un quart de million de sujets, dont une moitié sont des villageois ou des citadins de petites villes, l’autre des nomades qui pâturent sur près de 100 000 km2 de steppes et de déserts, d’ailleurs sans se soucier de frontières fort récentes. En 1948 la Transjordanie s’est déjà accrue jusqu’à 1/3 de million d’âmes. Mais à ce moment, d’un coup, avec la première guerre Israël/ Palestine, sa population quadruple en incorporant les Cisjordaniens, plus les réfugiés qui s’exilent d’Israël. En 1967 (guerre des 6 jours), la Jordanie perd la Cisjordanie : 6% de son territoire et … 47% de sa population. Mais elle accueille à nouveau 1/3 de million de réfugiés palestiniens. Au total, entre cet apport et une très forte fécondité, elle a 1,4 million d’habitants en 1968. Cette forte fécondité se poursuit, comme les afflux de voisins, réfugiés répertoriés ou non : 3, 6 millions d’habitants en 1992. En 2015, on en est à 7, 5 millions.
Même si elle a baissé, la fécondité reste élevée, avec 3,1 enfants par femme (comparable au 3,5 de l’Irak ou 2,9 de l’Egypte), à la différence de la baisse beaucoup plus forte, à un niveau du type européen ou maghrébin, au Liban (1,7), en Lybie (2), en Arabie Séoudite (2,3). Dans ces derniers pays, ce sont les femmes qui décident du nombre de leurs enfants, pas en Jordanie. Un article de la revue L’Histoire (décembre 2015) « Syrie, la guerre des berceaux », Youssef Courbage, p.12-18) nous aide à explorer ce problème fondamental. Tout comme le maintien de la haute fécondité des chiites au Liban menace la prépondérance des chrétiens et des sunnites, en Syrie c’est la haute fécondité maintenue des sunnites, largement majoritaires, qui menace le pouvoir des alaouites (plus ou moins appuyés par les chrétiens), dont la fécondité a baissé au niveau européen, en liaison avec une « modernisation » favorisée par une meilleure scolarisation, en particulier pour les filles. Notre guide jordanien, Mohamed nous parle (indirectement…) de cette question de la fécondité en décrivant la société jordanienne, ou en tout cas son idéal à ce sujet, ou l’idéal qu’il veut montrer à nous autres étrangers français cultivés. Une société patriarcale où le cheikh (chef « naturel » d’une lignée où les cousins se sentent liés en remontant 5 ou 6 générations) décide en dernier ressort du choix des conjoints d’un nouveau couple (après les explorations menées avec prudence par la mère du fiancé à la recherche de la fiancée). Mais le cheikh décide aussi de l’apport de chaque cousin pour prêter au jeune époux une part de la dot qu’il constitue au profit de son épouse. Nous n’osons pas aller jusqu’à lui demander si le cheikh décide du nombre d’enfants du nouveau couple. Pas de réponse claire possible non plus sur le rôle du cheikh pour attribuer la possession des terres que nous traversons sur le plateau jordanien : ces quelques jeunes qui gardent les troupeaux de chèvres et de brebis possèdent-ils les bêtes ? et les terres où celles-ci pâturent ? Et qui a le droit de labourer sur ces terres pour des moissons de céréales assurément très aléatoires, labours dont les traces sont très nombreuses ?
Une urbanisation généralisée
Mais la terre, plus ou moins collective selon des pratiques évidemment opaques, notre guide nous dit que ce qu’on y sème avec le plus de profit, c’est des maisons. Le boom de l’immobilier en Jordanie est partout, villas cossues sur deux ou trois niveaux ou petits immeubles. Sans parler des camps de réfugiés syriens dont nous entrevoyons un exemple, qui loge sans doute des dizaines de milliers de familles dans un mélange de tentes et de préfabriqués un peu moins précaires. Sans cesse, pour les immigrants aisés venus des pays voisins où les risques sont trop forts pour y laisser leur famille, comme pour les nouvelles générations de Jordaniens qui en ont les moyens, on construit des logements, dans les villes de toutes tailles, avec la main d’œuvre bon marché, venue d’Egypte certainement, de Syrie peut-être. Prix du sol urbanisé et prix des logements ne cesse de monter. Cela n’a plus guère de sens de se demander quelle est la part « urbaine » de la population, car la plupart des maisons, même assez isolées, sont desservies par une ligne électrique, par une route carrossable et par des tuyauteries apportant de l’eau, parfois depuis fort loin. Il est clair que l’équipement en services existe aussi jusqu’à des localités petites, centres de santé et écoles.
De quoi vit cette société jordanienne qui semble prospère ? Un peu de l’agriculture (7% du PIB et de la population active), surtout irriguée et moderne dans la vallée du Jourdain, légumes et fruits essentiellement, principalement grâce à l’eau du canal issu du Yarmouk, rivière syrienne : c’est une succession de bourgs agricoles en pleine croissance qui se touchent le long de la route. Un peu grâce aux industries (16% du PIB et de la population active) : en tête la chimie du phosphate et des sels de la Mer Morte. Mais surtout grâce à l’afflux des capitaux que les riches des pays voisins réfugient dans les banques de Amman, depuis que Beyrouth, progressivement, a cessé d’être la place financière sûre, depuis les guerres civiles libanaises inaugurées en 1975. Et ces capitaux font vivre la construction, comme les petites industries de consommation et surtout les services destinés à la large classe moyenne urbaine, ce qui donne des emplois de tous niveaux dans ces villes. Cependant l’afflux des capitaux provient aussi des moins riches : les travailleurs émigrés dans les pays pétroliers proches envoient (en 2002, mais ceci a duré) quelque 24% du PIB de la Jordanie. Rappelons que Syriens et Palestiniens entrent en Jordanie sans visa et que des liens familiaux (au sens « large » traditionnel du terme) unissent bien des gens de ces deux pays à des Jordaniens.
Amman est le symbole de cette économie fondée sur le refuge des capitaux : les gratte-ciel de ses banques peuplent ses beaux quartiers composés de centres commerciaux. Certes la ville a un grand passé : une ville grecque, puis romaine, ensuite stagnante puis presque effacée du paysage jusqu’à ce que la puissance turque y exile quelques milliers de Circassiens à la fin du XIXe siècle, puis que le pouvoir Hachemite décide d’installer là sa capitale (pour ne pas dépendre de la bourgeoisie commerçante d’une ville plus puissante : donc ni comme à Damas en Syrie, ni comme à Bagdad en Iraq). Les « vieux » quartiers se sont construits dans les années 1920- 1948, contre l’amphithéâtre romain, avec quelques rues commerçantes « traditionnelles » pour les amateurs de souks, sans ambition de prestige, avant que le roi ne décide d’un urbanisme moderne construit pour l’automobile, à base de vastes ronds-points successifs, sans cesse engorgés, le cachet des immeubles étant curieusement imposé comme à Jérusalem : les édifices (sauf dans les bas quartiers) habillent leur béton et leurs parpaings de carreaux de pierre claire « façon pierre de taille », donnant une certaine homogénéité à un ensemble par ailleurs très hétéroclite. Cette ville de moins de 50000 habitants lors de la création du royaume, quelle est sa taille actuelle ?
http://insaniyat.revues.org/6977 http://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1994_num_103_575_13722 A la lecture de Marc Lavergne, on apprend que dès 1990, 72 % de la population jordanienne était urbaine, dont 4/5e dans la conurbation de Amman. En bref en 2015, à peu près la moitié des Jordaniens, soit 3,5 millions au moins, sont dans le « grand Amman », pour un ensemble dont le touriste ne voit guère que la partie riche, alors que l’autre moitié (est et nord, incluant Zarqa) est pauvre en bonne part, avec en particulier plusieurs anciens camps de réfugiés palestiniens, ces derniers se fondant de plus en plus, en troisième génération déjà pour certains, dans la population d’une Jordanie dont ils sont sujets comme les autres.
Grand tourisme
Grâce à sa stabilité, la Jordanie jouit d’un potentiel touristique qui chez ses voisins est fragilisé. Depuis près de 2000 ans, la vallée du Jourdain attire les pèlerins qui cherchent les traces de Jésus. Si sa naissance et sa mort sont localisées à l’ouest du Jourdain, son baptême est sur le fleuve, en rive orientale. En fait les touristes / pèlerins visitent le site soit en Israël, soit en Jordanie, pour se tremper dans l’eau boueuse. Mais depuis les années 1990, le site de Pétra, connu seulement depuis le début du XIXe siècle, est devenu un concurrent majeur des grands sites orientaux, où longtemps l’Egypte est restée une reine incontestée. L’équipement hôtelier et les services d’une ville moyenne, l’accès au site, sa mise en scène : de quoi attirer des flux croissants, soit depuis Israël et Amman, soit de plus en plus depuis Aqaba où accostent les grands paquebots venus en Mer Rouge depuis la Méditerranée par le canal de Suez. Pétra symbolise historiquement la symbiose entre grand commerce méditerranéen et système caravanier menant jusqu’à l’Inde. Sans Pétra, je n’aurai pas entrevu la Jordanie…
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