A Coyoacan: main morte

Mains mortes (manos muertas)

Jorge Ibarguëngoitia, Le ley de Herodes, México, Joaquín Mortiz, serie El volador, 1967 [recueil de 11 nouvelles, p. 45-52].

L’auteur (1928-1983) est connu comme homme de théâtre, romancier, mais aussi écrivain de nouvelles et de chroniques (en particulier pour le journal Excelsior). Le lecteur étranger doit savoir que les biens du clergé catholique ont été nationalisés au Mexique dès le XIXe siècle et que les ordres religieux y sont interdits… légalement. En français comme en espagnol, biens de main morte veut dire biens collectifs inaliénables.Unknown

La ville de Mexico en s’accroissant, a dévoré comme un cancer les bourgades environnantes. Dont l’une au sud qui fut Coyotlán [Coyoacán]. Depuis l’arrivée des conquistadors c’est un village qui se croit. Jusqu’à nos jours il a sa place d’armes, son couvent du XVIe, ses rues bordées d’arbres, ses maisons coloniales habitées par des millionnaires, vue sur les volcans, air pur, eau abondante.

Dans une des rues principales on avait démoli une grande demeure et loti le terrain. On avait gardé une partie de la façade et mis dessus un écriteau « terrains à vendre, informations Docteur Gorgonzola ».

La salle d’attente du Docteur était un couloir obscur plein de nonnes malades. Je suis resté là une demi-heure à regarder le schéma d’un appareil digestif en attendant que le Docteur me reçoive. En entrant dans son cabinet, il était en manches de chemise assis à son bureau. Je lui ai dit que je venais acheter un terrain et il a pointé son doigt sur moi comme s’il venait de me reconnaitre : « Vous avez fait vos études chez les Maristes ! » Je n’ai pas pu dire non. Il s’est levé et m’a pris dans ses bras : « on a un cachet sans pareil ! »

imagesLui, c’était un bébé potelé de cinquante ans. Il m’arrivait à l’épaule et avait des cheveux clairsemés, mais blonds, des yeux injectés, mais bleus, et un gros double-menton.

Il est allé sortir un plan d’une armoire en disant « ces terrains ne sont pas à moi. Je me charge de les vendre pour faire plaisir à la Compagnie de Jésus ». Il m’a expliqué que ces terrains étaient des biens de main morte. Leur vente certes illégale serait une œuvre pieuse. Dans la maison démolie pour faire le lotissement il y avait eu une école des Franciscains. Quand les Jésuites ont rendu aux Franciscains l’église Saint François au centre-ville, rue Madero, les Franciscains pour payer ont donné aux Jésuites diverses propriétés, dont cette maison. Comme les Jésuites ne voulaient ni terrains ni écoles, seulement de l’argent pour leurs œuvres de charité, Gorgonzola qui était très catholique s’est offert pour réaliser le lotissement et le vendre.

On est allé voir les lots. « Vous allez payer des clopinettes. Pour lotir, les Jésuites ont dû mettre le tout-à-l’égout, l’éclairage public et faire une rue dont ils ont dû faire cadeau au District Fédéral. Vous trouvez ça juste ? » Alors j’ai compris que Gorgonzola était agent immobilier pas seulement pour l’amour de l’art ou des Jésuites : d’un côté de la rue « cadeau au District Fédéral » il avait un grand terrain acheté très bon marché parce qu’il était enclavé au milieu du bloc. Grâce aux travaux des Jésuites, il avait triplé ou quadruplé de valeur. « L’idée du lotissement vient de moi », m’a-t-il confessé. Moi j’ai acheté un lot où il y avait deux arbres qui m’ont plu. « Vous avez acheté le plus beau terrain de Mexico » m’a dit Gorgonzola quand nous avons bouclé l’affaire.

La signature du contrat fut une cérémonie assez confuse. Puisque les ordres religieux ne peuvent posséder de propriétés et en ont cependant, chaque ordre nomme une personne honorablement connue et d’un catholicisme à l’épreuve des bombes comme fondé de pouvoir. Celui-ci a pour rôle de rouler l’Etat en jouant le propriétaire de ce qui appartient à l’ordre religieux. Le notaire Malancón a donné lecture de la trouble histoire juridique du terrain : Madame Dolores Cimarrón del Llano (les Franciscains) avait échangé le terrain à Monsieur Pedro Gongoria Acebez (les Jésuites). Nous avons signé l’acte moi-même et Monsieur l’Ingénieur Xavier Barajas Angélico, en tant que fondé de pouvoir du fondé de pouvoir des Jésuites. Barajas a eu du mal à ne pas ajouter « CJ » (Compagnie de Jésus) après son nom. Je lui ai donné un chèque de 40 000 pesos contre un reçu de 12000 : grâce à cette fraude fiscale, l’acte notarié était très bon marché. En nous serrant la main Barajas par distraction m’a donné sa main à baiser.

Quelques années plus tard quand j’ai eu de l’argent pour construire, j’ai montré mon terrain à mon architecte et à quelques amis. Rien n’avait changé, avec sur le mur de la vieille maison l’écriteau « terrain à vendre », les arbres debout ; mais la rue « cadeau au District Fédéral » était bouchée d’une barrière, que nous sautions quand une femme en haillons a surgi : « vous voulez quoi ? » – « comment ? ce terrain est à moi » ai-je bégayé. « Faux, les terrains sont au Docteur Gorgonzola » – « Quoi, je veux le voir et lui dire ses quatre vérités » Là dessus, il arrive en Volkswagen : « dites à madame qui je suis ». Il ne m’a pas reconnu malgré mon air d’ancien élève des maristes. « que personne ne rentre » a crié la femme en partant. Ne sachant que faire je l’ai ignorée et ai montré le terrain aux amis. Quand j’ai dit « c’est mon terrain », elle m’a jeté des pierres. Le lendemain, ce fut pire : mon architecte est allé demander le permis de construire et est revenu livide : « au District Fédéral, ils disent que le lotissement n’existe pas. Au cabinet de Gorgonzola, j’ai dit d’entrée « c’est moi qui ai acheté le terrain voici deux ans ». Pour rien, parce que Gorgonzola parlait au téléphone sans me voir. Il disait « je vous répète que je ne peux rien, prière de ne pas me déranger » et il a raccroché… « que puis-je pour vous ? »- « c’est moi qui… » – « ah, j’ai rien à voir avec ce terrain ». Passant sur le fait que la veille il avait dit à la vieille qu’on n’entrait pas sur son terrain, je lui ai dit qu’on me refusait le permis de construire. « ah ! c’est le maire [Uruchurto, potentat pendant deux décennies], qui nous veut du mal (nous= lui même ou les jésuites, ou moi, ou les trois ?). Il a refusé l’autorisation du lotissement. Tout le dossier est complet, sauf sa signature. Mais mon ami soyez tranquille, construisez, avec ou sans permis. » Il s’est levé, m’a pris le bras et partant de son cabinet on est allé à pied au terrain. La femme en haillons nous a salué respectueusement. En longeant mon terrain on est arrivé au sien où l’on construisait une clinique, style colonial, sans permis. « Vous voyez, ce qu’on attrape, même Dieu ne le prend pas ». J’ai quitté Gorgonzola sans solution pour aller à l’agence de Barajas. Sa Compagnie Industrielle Métropolitaine, entreprise fantôme destinée à négocier les biens des Jésuites, était vaste et bien meublée. Huit bureaux et un Jésuite vêtu de beige. Je lui demande Barajas. « Il n’est plus au Mexique », sur un ton de commisération : comme si je venais me confesser. « Ce lotissement nous a donné bien des migraines » : il a sorti d’un tiroir de son bureau quelques papiers qu’on a feuilletés plus d’une heure. Comptabilité pour les égouts, l’éclairage, le goudronnage, un reçu « bon pour une rue » signé Uruchurtu, qui avait refusé le lotissement, mais avait accepté le cadeau d’une rue. Pour avoir le permis de construire, il suffisait de déclarer que le terrain était dans telle rue et non dans tel lotissement, sauf si Uruchurtu avait un cœur de pierre. Mais même le meilleur chasseur peut rater un lièvre. Il fallait maintenant savoir le nom de la rue. Les titres légaux disaient « Rue Reforma nord », les reçus d’impôt foncier « Prolongation de Reforma », les reçus d’eau « impasse Reforma » et au coin de la rue l’écriteau disait simplement « Reforma ». Interrogé, le receveur du bureau de poste a répondu « cette rue n’existe pas ». Il m’a expliqué qu’à Coyoacan il y avait trois rues Reforma sans connections entre elles, mais aucune à l’endroit de mon terrain. Dix ans encore ont passé et on ne sait toujours pas clairement le nom de la rue où je vis. Alors que le nom de Reforma a continué à se reproduire, avec deux rues de plus, l’une dans le lotissement Atlántida, l’autre dans le lotissement Clous du Christ, neufs tous les deux. Sans compter avec la nouvelle prolongation de la Promenade Reforma, au centre de la ville, la seule vraie face aux imitations [au Mexique la Réforme, régime politique de Juarez, a la même valeur que la République en France…].

Quand mon architecte délimitait le terrain, un monsieur Bobadilla est venu, en Ford 47 et habillé à l’anglaise. « je suis propriétaire à côté et vous empiétez chez moi ». Il a sorti un plan et un mètre ruban pour le démontrer et mon architecte a dû changer les limites. En visitant le chantier un matin j’ai découvert qu’un couloir du plan n’existait pas : « c’est qu’il tenait pas » m’a dit l’architecte. Le mystère s’est éclairci quand Pepe Manzanares a construit à côté de Bobadilla. Un jour Bobadilla est arrivé dans sa Ford 47 et a obligé Manzanares à casser un mur. Il me manque du terrain, m’a dit Manzanares. « quelle coïncidence, à moi aussi », j’ai répondu. Nous trois nous sommes adressés respectueusement à la mairie pour avoir un levé cadastral. Toute une révélation. La rue réelle n’avait rien à voir avec celle dessinée sur le plan. En conséquence il manquait 20 mètres à Manzanares, moi il me manquait 50 mètres et j’avais construit mes cabinets chez mon autre voisin à qui il manquait 100 mètres. Par contre de l’autre côté Gorgonzola avait gagné 500 mètres. Manzanares Bobadilla et moi, on s’est réunis au café Fleur du Mexique pour savoir quoi faire. Un procès aux Jésuites ? Une protestation à la mairie pour sa rue ? Un procès pour fraude et abus de confiance à Gorgonzola ? Délicat parce que les Jésuites nous auraient dédommagé au prix du mètre carré stipulé dans l’acte de vente, le quart de ce qu’on avait payé et le dixième de la valeur réelle. Bobadilla a dit « je préfère ne pas lever le lièvre, parce que j’ai acheté le terrain au neveu d’un jésuite qui a rédigé l’acte sur une serviette en papier ». En plus on n’avait pas de preuves contre Gorgonzola : qui l’avait vu graisser la patte à un maçon pour faire une rue tordue ? On a choisi de demander justice à la mairie pour qu’elle se retourne contre Gorgonzola. La mairie : 1° a fait un nouveau levé cadastral, rendant définitive notre spoliation ; 2° a réévalué nos propriétés, avec hausse des impôts et amende pour dissimulation de biens ; 3° nous a averti que le maire (Uruchurtu) ne voulait plus en entendre parler.

Tout ça pour avoir acheté des biens de main morte. Mon unique satisfaction est que Gorgonzola n’a jamais pu terminer sa clinique. C’est une ruine en construction, dans un immense parc abandonné.

(voir aussi: http://alger-mexico-tunis.fr/?p=1501 , article de Monica Mansour sur un Coyoacan des années 2000 et non plus 1950.

 

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