Souvenirs mexicains, encore…

Relations franco-mexicaines : conversation avec Françoise Brouzès

 Ce texte est ma traduction française d’une conversation en espagnol avec Françoise Brouzès, destinée à un programme mexicain concernant les relations internationales de ce pays dans le domaine scientifique. Le texte en espagnol a pas mal de lecteurs, tant mieux… La conversation a eu lieu en décembre 2015 et sa mise en ligne en mai 2016. http://www.rimac.mx/una-mirada-sobre-la-evolucion-de-las-relaciones-universitarias-entre-francia-y-mexico/ 

-Le Mexique a eu une place exceptionnelle dans votre parcours professionnel et scientifique. Pouvez-vous nous rappeler les dates de vos principaux séjours au Mexique ?

– Oui, c’est une longue histoire : j’ai commencé en 1962 par vivre quatre ans dans la ville de Mexico, j’y suis retourné un semestre en 1969, puis deux ans en 1982-84, un semestre en 1997. A part ça, ces vrais séjours, beaucoup de voyages. Rappelons-nous qu’au début le voyage était très cher, maintenant on ne le comprend plus : obtenir un billet, c’était à prix d’or, puis vinrent les charters, les prix ont baissé, actuellement aller au Mexique coûte… trois ou quatre jours de salaire d’un professeur ? au début c’était un an de salaire pour une famille ! On en est venu à des voyages courts, pour un séminaire, une conférence, un petit travail de terrain très court, des contacts professionnels et la récolte de ce qu’on appelait récemment de la littérature grise, qui a été remplacée par ce qui circule maintenant sur internet. Entre les débuts de la machine à écrire avec double pelure et internet un siècle a passé de littérature grise, avec les étapes intermédiaires de la photocopie et du fax entre le manuscrit unique et le stockage universel.

-Vous avez eu la possibilité d’intégrer le milieu universitaire et scientifique mexicain dans les années 1960 : quel était alors le panorama des relations franco-mexicaines autour de votre discipline, et quels changements ?

-Bon, je dirais que dans les années 1950 et 60, jusqu’à Echeverria, en gros le panorama était que les Mexicains vont en France individuellement, avec une bourse, rarement moins d’un an entre autre à cause du prix du voyage. Souvent les « jeunes », plus que les vieux vont suivre les cours du Collège de France, de la Sorbonne, de ce qui n’était pas encore l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales[1]. Je pense à des gens comme Luis Gonzalez : pour toute une génération non organisée, le meilleur témoignage est le Pavillon mexicain de la Cité Universitaire, puis vient la génération de ceux qui vont faire un doctorat, Enrique Florescano, Alejandra Moreno. Les premiers sont mes jeunes oncles, les seconds mes jeunes frères. Du côté français, en ces temps qui peut aller travailler au Mexique ? Quelques free lance, presque tous anthropologues, de ma génération, comme Tony Nelken[2], vont étudier à la Escuela Nacional de Antropología e Historia, puis restent, vivent comme ils peuvent, s’intègrent à des institutions où ils sont isolés. Hors de ce petit groupe, ceux des métiers « riches » viennent comme professeurs au Lycée franco-mexicain ou comme directeurs des écoles de l’Alliance française : historiens ou géographes, pas d’économistes et les sociologues n’existent pas encore. Deux ou trois comme moi arrivent comme chercheurs à l’Instituto francés de Américal Latina, mais sans aucune continuité.

Voilà ce qu’est le flux, pour une année x, au début, très peu de gens, comptés sur les doigts d’une seule main. Je dirais que le grand changement coïncide avec Echeverria, non pour ce qu’est ce monsieur, mais parce qu’advient le bum pétrolier de 1973, ce qu’en France on appelle la crise pétrolière.

J’allais oublier l’autre porte d’entrée (c’est le cas de Pancho Lartigue[3])  : un chemin parfois efficace, la coopération « militaire ». Le coopérant est payé un an et demi, il s’en va, mais quelques uns, peu nombreux, trouvent le moyen de revenir. Rappelons-nous qu’en Amérique latines, à la fin des années 1960 et début 70, la France envoyait –disons-le à la louche- une centaine de coopérants militaires, alors qu’elle en envoyait plusieurs milliers vers l’Afrique : c’était le système post-colonial dans des pays où l’on parlait français, alors que le coopérant en Amérique Latine devait commencer par apprendre l’espagnol pendant cinq mois… A partir d’Echeverria des Français arrivent au Mexique, grâce au boom pétrolier, pour entrer dans un système universitaire qui a des postes à offrir, alors qu’avant la Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM) n’employait vers 1970 qu’une centaine d’enseignants et de chercheurs, surtout en sciences « dures ». Au même moment les professeurs universitaires à plein temps n’étaient qu’une trentaine pour toute la province mexicaine. Un professeur « normal » à l’époque était un professionnel de bon niveau qui donnait une ou deux heures de cours par semaine pour un salaire symbolique, il y cherchait surtout une carte de visite. Depuis le boom pétrolier, malgré ses hauts et ses bas, le système universitaire n’a cessé de croître pendant plus de quatre décennies et il a pu absorber facilement bon nombre d’étrangers. Quelques Français, sans doute dix fois plus de gringos, des réfugiés : le boom de 1973 est l’année du coup d’état chilien, suivi du coup d’état argentin encore pire, le Brésil restant à part, avec une très faible émigration universitaire. Pour la France l’arrivée de Chiliens fut importante, les Argentins un peu moins. Au Mexique, malgré les chocs reconnus, ces immigrants intellectuels ont été un sang neuf, des gens qui connaissaient les codes universitaires internationaux beaucoup mieux que les Mexicains, provinciaux en comparaison des porteños : un mouvement énorme !

-Vous dites dans vos livres que à votre arrivée à Mexico vous avez été un des rares Français à pouvoir enseigner dans le système universitaire mexicain…

-Oui, j’y ai pas mal réfléchi. J’ai eu à la fois une obligation et une chance. Obligation parce que j’étais le seul chercheur payé par la France au Mexique pendant quatre ans… avec l’exception de la Mission archéologique de Guy Stresser Péan[4] et son petit groupe, un anthropologue et trois ou quatre archéologues. Obligation morale parce que mon père était un universitaire connu dans certains cercles mexicains, et plus encore chez les réfugiés républicains espagnols, le milieu qui m’a accueilli, avec deux ou trois mexicains. On m’a dit tout de suite  « vous devez aller donner un cours à l’UNAM ». Je le raconte dans un livre… j’y suis allé comme un anthropologue qui va découvrir une tribu totalement exotique. Je ne comprenais ce qu’étaient ni les professeurs, ni les étudiants, ni les coutumes. Faire un cour sans comprendre ce qui fait rire les étudiants, ce qu’ils savent : en fait une déception terrible chez les géographes de l’UNAM. Plus tard j’ai eu l’énorme chance, sachant déjà mieux l’espagnol, de donner deux semestres de cours à des étudiants d’histoire du Colegio de México. Grâce à l’accueil de Luis Gonzalez je savais ce que je devais enseigner, ce que savaient les étudiants. Il m’a aussi aidé pour la publication d’un livre[5]. A la même époque des « pontes » français (et bien d’autres) passaient rapidement, pour donner quelques conférences. Mais ma chance était de rester deux semestres à la suite…

-Dans quel contexte des relations entre France et Mexique se sont établis les échanges universitaires ?

– je raconte un peu ça dans un livre… L’intérêt des Français pour l’Amérique latine est précoce : souvenons-nous d’André Siegfried, géographe- politologue et ses prédécesseurs. Dès la fin du XIXe siècle il y a une vision de ce que la civilisation européenne, française bien sûr, se doit d’être la marraine de la civilisation d’Ordre et Progrès, brésilienne ou porifirienne. C’est un monde civilisé qui se reproduit, dans lequel il faut prendre en compte les anglophones, même s’ils sont un peu moins civilisés ! Nous, Français, somme la moitié de la civilisation mondiale, la bonne, face à l’autre, anglophone.

Qu’est le Mexique dans ce panorama ? Il importe à partir de la seconde guerre mondiale. Avant, c’était un pays peu pénétrable, où les gringos étaient partout et les français fort peu, par rapport à leur présence au Brésil ou en Argentine… les autres pays étant des sauvages. Les Français comprennent que le Mexique importe parce que l’Argentine a été du mauvais côté dans la seconde guerre mondiale, et le Mexique du bon côté. A l’automne 1944, Paul Rivet, à la fois anthropologue et grand politique de gauche, convoque une conférence de presse à Mexico : la France va y créer un Instituto Francés de América latina (IFAL). Preuve que le Mexique n’est plus un pays de barbares sous contrôle des gringos, mais une puissance. Qui donne à l’UNESCO son second directeur, Jaime Torres Bodet (1948- 1952). Un pays sérieux dont il faut se rapprocher. Un pays où la densité des écoles de l’Alliance Française est la plus forte du monde par rapport à sa population, énorme réseau sur lequel il faut s’appuyer, comme pour les lycées franco-mexicains. C’est depuis le Mexique que la France doit pénétrer en Amérique latine, concept inventé depuis la seconde guerre mondiale par les gringos pour leur propre géopolitique, et qu’il faut adopter.

Et parallèlement le nationalisme français anti-américain, très ambigu, est aussi ambigu que le nationalisme mexicain : je l’ai compris en lisant Riding et Castañeda fils[7]. Ils savent dire comment le très profond nationalisme mexicain n’empêche pas que la relation privilégiée avec les Etats-Unis va de soi. Les constitutions mexicaines sont on le sait des affiches pour une vision externe « démocratique », avant, pendant et après le porfiriat et ce sont des photocopies de la constitution américaine. Quand je me suis remis à travailler sur l’Algérie j’ai compris la même chose : au niveau gouvernemental, à celui d’une certaine opinion politique, les tensions et hostilités sont multiples. Au niveau vécu, la relation est évidente, intense. Même osmose Algérie/ France que Mexique/ USA.

-A partir des années 1970, comment se développe la mobilité universitaire et scientifique entre Mexique et France ?

-Du côté français vers le Mexique, très peu d’enseignants mais de plus en plus d’étudiants de niveau maîtrise et quelques doctorants. Ils viennent parce que le Mexique est facile et bon marché, on y vit de peu surtout en province, hors des grandes villes. Avec un visa de touriste on va où on veut en sécurité, pas d’enlèvements ni d’assassinats… des problèmes parfois comme je le raconte[8], mais minimes en comparaison d’autres pays « du tiers monde » ou du Mexique actuel. Alors au Mexique, sans démarches compliquées, avec une lettre de recommandation signée d’un quelconque doyen universitaire, chacun voyage dans les villages et dit « je viens faire une recherche et je vous interroge », et la réponse est « ah bon, avez vous de l’argent et pour quelle entreprise travaillez-vous ? »… et si on dit que non , on fait ce qu’on veut et on n’intéresse personne et on n’est pas dangereux. Peu de pays latino-américains offrent la même facilité ; la plupart mélangent insécurité et régime militaire. Bien sûr il y a aussi une sécurité militaire au Mexique, mais on n’en sait rien et elle ne s’intéresse pas aux marginaux semi-hippies qui voyagent : toute une époque suivie par l’insécurité des années 1990 et au-delà.
Côté mexicain, vont en France des boursiers en un mouvement de plus en plus organisé. Le Consejo Nacional de ciencias y tecnología (CONACYT) répand les bourses, d’autres institutions aussi, dont les bourses françaises, pour des étudiants de doctorat. Il me semble intéressant que ces boursiers n’ont pas toujours les codes universitaires nécessaires. Dans certaines sciences dures, ces codes son simples et connus : en sciences sociales, c’est bien plus compliqué.

En ces temps, le prestige des intellectuels français de gauche est énorme, avec son tiers-mondisme, son gout pour la théorie et les boursiers viennent à cette Mecque, qui est à Paris, pas en province. Ceux que nous accueillons à Toulouse, c’est qu’ils n’ont pas pu aller à Paris. L’autre grand problème est que, pour le meilleur et pour le pire, la ritournelle théorique (rollo teórico), le fameux cadre conceptuel, qui dans bien des cas est une ritournelle, est l’objet principal des efforts de la majorité des boursiers. Ils ont une expérience de leur propre pays, ils peuvent en tirer les codes réels de leurs propres gens, ils vont écrire sur leur propre pays et au lieu de ça ils veulent faire cadrer tout ça dans la ritournelle qui leur semble si prestigieuse. Cela a produit un grand gaspillage, peut-être moindre en anthropologie qu’en économie et en sociologie.

Très peu de professeurs mexicains viennent donner des cours ou conférences en France, parce que le système universitaire français est à l’époque très rigide pour l’accueil de professeurs invités, et il sert principalement à l’accueil des réfugiés chiliens, argentins et quelques brésiliens. De toute façon, un professeur mexicain qui veut être invité pour six mois ou un an l’obtient vite et pas cher, avec un meilleur salaire, aux Etats-Unis qu’en France, avec sa bureaucratie, et avec la concurrence des argentins et autres qui sont très efficaces dans leurs démarches, si bien qu’il y a peu de Mexicains. Peu de Français aussi vont au Mexique, même si le boom pétrolier (appelé crise du pétrole en France) fait que les postes universitaires nouveaux se font rares en France : les jeunes docteurs, universitaires potentiels, vont chercher ailleurs : au Mexique ils trouvent un poste avec un revenu comparable à la France, car le coût de la vie est moindre au Mexique.

-Pendant vos séjours professionnels au Mexique, avec quelles institutions et quels chercheurs êtes-vous en relation ?

-Ce fut en fait peu de chose, parce que la situation de ma corporation de géographes : la géographie « à a française, au moins la mienne, est une géographie sociale, un coquetel de ce qu’on appelle anthropologie sociale au CIESAS (Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología Social). C’était mon meilleur contact avec Angel Palerm et les siens. En revanche, avec les géographes de la UNAM c’était plus difficile parce que je ne savais pas leur vendre la technologie qu’ils voulaient. A l’époque je ne savais rien des ordinateurs, je n’étais pas un homme de calcul, de statistiques, sauf le B-A=BA que tout le monde savait, rien au delà. Je ne savais pas produire des cartes, et moins encore des cartes faites à l’ordinateur. Rappelons que cela apparaît au début des années 1980 et que je n’y connaissais rien. Quand je leur parlais de ce que savais faire, on me répondait que c’était très intéressant et très exotique, mais rien au delà. Alors qu’avec les anthropologues j’avais un vrai dialogue scientifique. Cependant pour les anthropologues, je n’étais pas de leur corporation, je ne savais pas fabriquer des docteurs en anthropologie. Il est significatif que dans les années 1980, c’est à des anthropologues et à des historiens que je suis allé faire des cours au Colegio de Michoacán : un bon dialogue avec les étudiants historiens, pour leur donner une culture général, mais un vrai dialogue avec les anthropologues.

Ce n’est pas par hasard que deux anthropologues de Guadalajara, mexicains d’adoption, Patricia Arias et Jorge Durand, sont venus faire leur doctorat à Toulouse en géographie. Où je les ai connus ? à Zamora, Michoacán… tel fut le circuit indirect, avec la difficulté qu’à Toulouse le Mirail (actuelle Université Jean Jaurès) il n’y avait qu’une enseignante d’anthropologie, accueillie dans la section de sociologie. Il fallait donc se déguiser. Et quand j’ai pu envoyer des étudiants au Mexique, c’était un peu à l’UNAM en sociologie, ou au CIESAS.

Pour moi la recherche au Mexique, ce fut principalement lors de mon premier séjour. Après j’étais un cacique qui recyclait ses thèmes connus, mais bien peu un chercheur opérant de première main après 1973 : envoyer des étudiants, faire des conférences, participer à des cérémonies universitaires…

-Dans les années 1980, quelles autres institutions françaises venaient coopérer avec le Mexique ?

-Une institution héritée du système post-colonial français, l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer) devenu Institut de recherche en développement (IRD), qui est né en Afrique « noire » avant la seconde guerre mondiale et s’est consolidée vers 1946. Un système qui s’installe en situation dissymétrique dans les nouveaux Etats africains qui naissent de la décolonisation à partir de 1955, dans une perspective de « développement » : c’est le gouvernement de François Mitterrand (1981) qui décide de redéployer l’ORSTOM, d’abord vers le Brésil et les pays andins, puis au Mexique vers 1983.

-Dans la décennie suivante, en quoi la création des programmes ECOS vient formaliser la coopération scientifique franco-mexicaine ?

-Oui, Pour la France il s’agit de laisser une coopération qui consiste à envoyer des gens dans des pays pour les civiliser ou à recevoir leurs ressortissants dans le même but, pour arriver à des accords à un certain niveau d’égalité. Cela commence au Brésil sous le sigle COFECUB en 1979 : le pays le plus important pour la France, avec moins de concurrence avec les Etats-Unis qu’au Mexique. ECOS apparaît avec le Chili, puis l’Argentine vers 1997. Au Mexique les accords se font avec l’ANNUIES (Asociación Nacional de Universidades e Instituciones de Educación Superior), qui veut que chaque programme incluse une université de province mexicaine, avec une priorité à la formation de doctorants.

-Quelle expérience représente d’être membre du comité de sélection ECOS ?

-J’étais alors au moment de prendre ma retraite… J’ai encore sous la main mes dossiers de voici vingt ans. C’est là que je me suis rendu compte que nous autres en sciences sociales nous avons une tradition du rapport individuel entre le prof et son étudiant(e), avec peu d’habitude d’une collectivité avec ses règles, de gérer le temps avec un calendrier fixe, avec un budget pour un but précis. Ni moi ni beaucoup de mes collègues de sciences sociales n’en avaient idée et la première réaction devant les programmes ECOS a été « cette bureaucratie des sciences dures nous semble indécente, insupportable ». Je ne dis pas que du bien de tout le système bureaucratique des sciences dures : il a ses vices qui ne cessent de croître. Les énormes programmes sans cesse plus bureaucratiques où la prétendue production scientifique dans les seules revues sélectionnées à niveau international en anglais sont un désastre en sciences sociales, et les sciences dures savent aussi que cela va dans le mur. On critique une gestion des seuls dépenses, pas des innovations réelles et des canaux qui les permettent. Mais en sciences sociales manque une vision minimale d’organisation. Beaucoup en sont encore à « je suis le Maître et mon élève préféré va me succéder quand je serai à la retraite, quand aux programmes organisés ils ne servent qu’à me financer comme je veux ». Il est difficile de s’organiser réellement, par petits groupes qui détectent où il y a du nouveau à trouver.

Comme j’ai vécu dans ce milieu des sciences sociales où le caciquisme reste fort, j’ai découvert certaines capacité dans les sciences dures : un mélange de camaraderie et de férocité qui m’a impressionné. Ils savaient pulvériser un projet : « un tel est docteur, professeur, mais j’apprends que devant son jury il n’a pas fait l’unanimité, j’ai des doutes sur la légitimité de le promouvoir plus haut ». Des choses jamais dites en sciences sociales ! Ils savaient pulvériser un ennemi, mais des camaraderies existaient : nous sommes camarades depuis l’école de physique en telle année, ou nous sommes entrés en math à Polytechnique en telle année ». Camaraderie plus rare en sciences sociales. Dans les programmes ECOS il y avait de tout : maths, physique, biologie,, psychiatrie, médecine, sociologie. Les gens des sciences dures avaient les trois quarts du gâteau, alors qu’en sciences sociales il nous était difficile de présenter un projet avec plus de quatre personnes, deux de chaque côté et un certain budget. Eux proposaient cinq fois plus de gens et quinze fois plus d’argent. Moi j’essayait de dire « ce projet est socialement très important » alors ils répondaient « si c’est le cas demandez-nous non pas trois mille euros, mais trois fois plus ». J’insiste, parce qu’il importe de comprendre la machine scientifique : le monde des sciences sociales n’est pas celui de la physique nucléaire ou des liens entre médecine et grands laboratoires de chimie. Il faut apprendre à cohabiter, sans rester dans notre petit ilot. De même que nous devons sortir de notre folklore corporatiste mexicain ou français, chacun nombril du monde.

-Ici ou là, vous parlez de « bricolage » dans la production de projets communs, de normes scientifiques : est-ce qu’une part de relations personnelles, d’amitiés, peut subsister dans la recherche actuelle, si différente ?

-Je crois que c’est la question fondamentale, avec une réponse très difficile. Je crois qu’en sciences sociales beaucoup de questions ne peuvent se poser de front, ce pourquoi servent les bricolages. On tait beaucoup de choses indicibles. Ces choses ne s’écrivent pas dans les projets, mais viennent dans les conversations, peut-être plus facilement voici quinze ans que maintenant, mais je n’en suis pas sûr. Cela dépend de réseaux de confiance et l’amitié continue à fonctionner…

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Pour aller plus loin…

Un geógrafo francés en América Latina, cuarenta años de recuerdos y reflexiones sobre México, 2008, El Clolegio de México / El Colegio de Michoacán / Centro de Estudios mexicanos y centroamericanos, 165 p.[version electrónica 2013 http://books.openedition.org/cemca/339]

Un géographe français en Amérique Latine, quarante ans de souvenirs et de réflexions, Editions de l’IHEAL, Travaux et mémoires N° 79, 2008, 249 p., édition augmentée de trois chapitres par rapport à l’édition mexicaine [Mémoire des revues en France ; L’IHEAL, au-delà du demi-siècle ?; Toulouse, entre GRAL et IPEALT], index

-L’Amérique Latine, Clefs concours, géographie des territoires, Paris, Atlande, 2006, sous la direction de Anne Volvey. géographies françaises et Amérique Latine (p. 21-35) .

-Ordinaire latino-américain, Janv-mars 2003, Latino-américanisme français en perspective, N° 191, post-coordination du N° et textes : Pratiquer l’Amérique Latine, des années 1960 aux années 1990 (p. 5-17)

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Notes:

[1] La « sixième section », crée en 1947, de l’Ecole pratique des Hautes études, transformée en 1975 en EHESS.

[2] 1931-2012, spécialiste en droit maritime et archéologue, voir García Cook A., 2013, In memoriam, Arqueologia, n.46.

[3] L’anthropologue François Lartigue (1942-2014) voir http://alger-mexico-tunis.fr/?p=1225

[4] Ethnologue et archéologue (1913-2009)

[5] Voir sur le livre « La intervención francesa… » http://alger-mexico-tunis.fr/?p=551

  • [7] Alan Riding, Vecinos distantes, un retrato de los mexicanos, Joaquín Mortiz/ Planeta, 1985, 451 p.
  • Jorge Castañeda Limits on friendship: United States and Mexico.(1989) Co-authored with Robert A. Pastor.

 

 

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