Ciao, Bartolomé

 Bartolomé Bennassar, Pérégrinations ibériques, esquisse d’égo-histoire, Casa Velasquez, 2018, coll Essais n° 11, 135 p.

Bartolomé est certainement atypique dans le monde universitaire toulousain : on ne sait s’il faut remémorer le romancier, le président d’université… ou le chercheur historien : il est clair que c’est ce métier là qu’on retiendra. Il n’est pas toulousain et à notre génération les « étrangers » sont très peu nombreux dans cette « fac de lettres ». La notoriété d’un universitaire lui vient de son savoir. Mais on n’obtient le prix Nobel ou son équivalent que dans quelques disciplines « dures ». Ou alors on est béni des muses vers le Nobel de littérature, que n’atteignent jamais les « sciences humaines et sociales ».  Au sein de celles-ci, l’historien est à cheval entre le savoir qu’il détient de sa capacité policière et son talent d’écrivain. Capacité policière : trouver et critiquer des preuves, généralement écrites, mais aussi les transformer en fichiers méthodiques qui dépassent chaque parcelle anecdotique. Il en tire un panorama raisonné sur un sujet, dans une époque, qui peut être puissamment ennuyeux. Alors intervient chez certains le talent d’écrivain, que l’historien peut exercer sur ses propres matériaux, comme sur ceux de ses collègues et prédécesseurs. Et Bartolomé, artisan sérieux et scrupuleux dont le savoir faire est reconnu dans sa corporation « policière », est en même temps un écrivain de talent, mais aussi un entrepreneur d’écriture qui a su entrainer des compagnons de route dans des entreprises communes, ce qui est rare dans un milieu où l’esprit d’équipe est une exception. Il a écrit « à quatre mains » avec Lucile sa femme, avec Richard Marin, Bernard Vincent et quelques autres.

Rappelons d’abord son rôle comme président d’université Toulouse Le Mirail, devenu Jean Jaurès, dans un moment difficile comme elle en connaît souvent : la faculté de lettres devenue Université en 1969, après une vacance du pouvoir comblé par des administrateurs nommés par le rectorat, cherchait ses marques dans une gestion assurée en fait par l’union de deux syndicats qui pouvaient se mettre en rivalité : pour le SNESUP, Emile Carassus, pour le SGEN Bennassar… aussi peu hommes de pouvoir l’un que l’autre. Je suis sans doute un des derniers témoins de la séance du Conseil où l’un et l’autre annoncèrent qu’ils se succéderaient comme présidents selon les besoins, sans se mettre en concurrence, eux que liait une complicité bien plus profonde que la politique universitaire : ils pêchait la truite ensemble depuis des années et plus tard c’est pour leurs deux couples ensemble qu’ils allaient explorer en touristes l’Amérique Latine.

Choisir l’Espagne comme sujet d’étude au début des années 1950 pour un historien français était un risque : la corporation formait avant tout des enseignants d’une histoire française, fondée sur les archives du pays, si bien que s’aventurer dans l’exotisme pouvait conduire à une situation de marginal… à moins d’apparaître comme plus original. Rappelons que les trois pays étrangers où l’accueil des chercheurs était assuré étaient la Grèce (Ecole d’Athènes), l’Italie (Ecole de Rome et Villa Médicis), et moins prestigieuse l’Espagne (Casa Velasquez). Partout les besoins des archéologues étaient prioritaires, mais les artistes, littéraires et pourquoi pas historiens, voire géographes, étaient admis. Le récit de Bartolomé sur l’installation de sa famille à Valladolid rappelle ce qu’était le pays autoritaire et sous développé où le règne du franquisme était solide. Il montre aussi comment la corporation des historiens espagnols était « mineure » par rapport au grand frère français. Venue à Toulouse, la famille Bennassar plonge dans le milieu provincial français le plus pénétré d’hispanisme, où le souvenir de la « retirada » est partout présent.

Pour Bartolomé l’Espagne est une affaire de famille, une affaire de cœur, un milieu professionnel. Comment à partir de là fait-il sienne l’Amérique Latine ? D’abord par la volonté « militante » de la collaboration pluridisciplinaire avec des littéraires et des géographes sur un terrain d’enseignement et de recherche où Toulouse s’est donné un « créneau » dès le début des années 1960, grâce à un historien du Brésil (Frédéric Mauro), allié au cacique local de l’hispanisme (Paul Mérimée) et à un autre brésilianisant (Jean Roche), fondateurs de la revue Caravelle. A l’époque faire cours à plusieurs, plus encore de disciplines différentes, était une hérésie couteuse : travail gratuit pas reconnu, ni par chaque corporation, ni par l’administration. Partir en exploration de la Pampa argentine profonde à Pigüe (1974) dans les mêmes conditions était tout aussi peu convenable. Bartolomé, comme Jean Andreu et l’organisateur Romain Gaignard, ont gardé de cette expédition, puis de la fabrication en commun du livre (Les Aveyronnais dans la Pampa,1977, nouvelle édition augmentée 1993), un souvenir unique.

Bartolomé nous conte tout cela au fil de la plume et c’est l’observateur extérieur que je suis qui remarque que son Amérique Latine a été pour lui un plaisir en passant, pas une passion fondamentale comme l’Espagne de sa jeunesse. Il n’a pas cherché à retourner à Pigüe pour la mise à jour du livre collectif : aucun fond d’archive innovateur ne l’y attendait. Mais plus profondément, comme d’autres universitaires, son plaisir a été de mélanger cours devant des étudiants différents, reconnaissance par des collègues d’ailleurs, tourisme familial et amical. Il nous dit que le brésilien parlé appris quelques semaines pour faire cours, il l’a vite oublié.

Bartolomé a écrit  son égo-histoire sans nombrilisme ni leçons à donner, pour son plaisir et le nôtre. Il a pu le manier et le feuilleter quelques semaines avant de nous quitter à l’automne 2018. Tant mieux pour lui comme pour nous.

 

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