http://alger-mexico-tunis.fr/wp-content/uploads/IMG_2164.movPour moi, la Grèce est un monde faussement familier. A l’automne 1942, entrant en sixième au Lycée Montaigne de Paris, j’y ai trouvé un prof d’histégéo étrange, plus vieux que mon père (un jour il m’a dit : « vous êtes bien le fils de Marcel Bataillon ? » sans plus de commentaire). Extrêmement myope, c’était Charles André Julien, grand historien du Maghreb. Il a placé sa chaise à l’envers au milieu de la classe et d’une voix sourde nous a dit « je vais vous raconter le Nil ». Quand il avait des épreuves d’imprimerie urgentes à corriger, il désignait un élève qui, à sa place, nous lisait des contes homériques. Rappelons que le programme de sixième était « l’Orient et la Grèce ». Le prestige de la Grèce antique était lié pour moi aux reproductions en plâtre de sculptures du Parthénon dans le salon de mon oncle, Lionel, qui après d’autres explorations en histoire, était devenu pour ses khagneux de Montpellier le prof qui leur inculquait avec passion l’histoire de l’antiquité. Son collègue et ami Diény n’a pas su, dans son érudition pointilleuse, me sensibiliser dans son hypokhagne parisienne à cette passion de la Grèce.
J’ai appris du grec, langue « morte » disait-on, de 1944 à 1948. Je n’y étais pas plus mauvais qu’en latin, élève moyen pour toutes ces grammaires qu’on m’inculquait sans passion, sans textes pour me faire vibrer. Ma passion fut malheureuse en 1950 (cette hypokhagne triste) pour notre prof de grec, futur inspecteur général brillant, qui nous faisait chanter cette langue et cherchait jusque dans le béarnais le mot juste pour une traduction exacte. Mais par rapport au niveau de mes camarades, j’étais « nul » : il me rendait mes copies avec note négative et commentaire « persévérez, vous progressez ». En fin d’année il me déconseilla de passer l’épreuve de grec en « propédeutique » de l’Université… Je la passai quand même, j’ai eu la moyenne et en informai mon prof dans une lettre à laquelle il n’a pas répondu.
En septembre 1955, juste avant de prendre mon premier poste de prof de lycée d’histégéo au Havre, Françoise et moi avons visité la Grèce : voyage en bateau (3eme classe ?) jusqu’au Pirée par le Canal de Corinthe, trajets en autocar (to leoforio), ou en bateaux aux escales multiples vers les iles : nous avons connu Mikonos et Délos, Santorin. Chambres minables de cité U, hôtels et tavernes pour commis voyageurs ou maçons, mais surtout bonheur de quelques chambres chez l’habitant. Pour Françoise, c’était connaître ce monde gréco-mycénien qui la passionnait, pour nous deux le premier voyage en commun, pour devenir adultes, se lover dans un pays dont nous ne parlions pas la langue (mais déchiffrions les menus), un sous-développement et des paysages proches du Maghreb qui nous unissait, une mer précieuse pour se baigner, seuls.
Un quart de siècle plus tard, en 1981, trois semaines de juillet à Karpathos, au « port » de Diafani, à l’hôtel de Kosta. Une dizaine de chambres, une douche commune à chauffe eau solaire, un repas du soir selon la fortune de pêche de Kosta. A midi, les sardines en boite et autres produits de l’unique « épicerie » locales, mangés sur une plage sans accès terrestre où Kosta déposait pour la journée les clients de ses chambres. Par deux mètres de fond, Gilles récupère des amphores d’un naufrage vieux sans doute de quelques décennies. La mer est souvent plus que fraiche sous le meltem qui souffle du nord. Sa femme, Sparta, apprend du grec avec les femmes du village qui la consultent : une aubaine d’avoir une doctoresse sur place pour quelques semaines. Dans les collines, visite à quelques pèlerinages colorés. Impression d’une Grèce hors du temps, mais nous savons que notre privilège est précieux par rapport aux hordes qui se déversent déjà depuis une décennie sur les « sites » touristiques : la Crète, visitée en fin de séjour n’en fait pas encore vraiment partie, et Marie y apprend à 6 ans la mythologie racontée par Françoise.
Mon entourage professionnel de géographes m’a quand même donné quelques rudiments sur cette Grèce qui ne m’appartient pas. Bernard Kayser y avait trouvé son bonheur peu avant 1960, pour un programme de l’UNESCO (ou de l’OCDE ?), qui le fit résider à Athènes une année. Je connaissais plusieurs collègues un peu plus jeunes que moi qui travaillaient en Grèce : P Y Péchoux, cultivé et obstinément attaché aux recherches sur le relief ; E Kolodny, israélien discret, sans doute d’une famille de Salonique, qui n’a cessé de décortiquer méticuleusement les iles grecques ; G Burgel qui s’est attaqué au monstre athénien ; M Sivignon qui dans le volume « Europe du sud » de la Géographie Universelle Reclus a su synthétiser la présentation d’un pays improbable (en particulier, p. 434- 436, un exposé de géographie politique et culturelle qui n’a pas vieilli en trente ans). De tout cela je n’ai lu à l’époque que des bribes, sans m’y arrêter vraiment.
J’ai repris au passage un « Que sais-je ? » fort ancien qui m’avait intéressé en même temps que celui de Pierre Vilar sur l’Espagne : Nicols Svoronos, Histoire de la Grèce moderne, 1953. J’y trouve que comme le monde juif, le monde grec s’est constitué comme un réseau mondial d’intellectuels et de commerçants, sans doute soudés par une langue, une écriture, une religion. La diaspora grecque actuelle, pour une population « nationale » de 10 millions, est difficile à évaluer : 1, 4 million entre USA et Australie, 1, 3 million de gens partis vers l’Europe (Allemagne surtout, Belgique et autres) en 1955- 77, mais combien y sont restés ? C’est un soutien essentiel, évidemment. Dans le long siècle où se constitue sur un territoire sans cesse accru le « peuple » grec (1820- 1947), sont de potentiels citoyens grecs tous ceux qui vivent, en majorité ou non dans toute la Méditerranée orientale, mélangés aux Slaves, Turcs et Albanais, mais aussi, Italiens, Arabes, Arméniens. Ce peuple protéiforme hérite en effet d’une très vieille histoire : dans l’Empire romain, quelques siècles avant le christianisme (au delà d’une diaspora de colonies grecques de la Mer noire à Gibraltar), les gens cultivés parlaient et écrivaient en grec (le latin servait à l’administration). Puis le christianisme lui-même a cessé d’être une petite secte de gens parlant araméen quand Paul lui a donné sa légitimité dans le monde parlant grec, des décennies avant qu’on commence à invoquer un dieu unique en latin. Et toutes les églises chrétiennes « orthodoxes » (Russes en tête) ont quelque chose à voir avec l’héritage du patriarche de Constantinople.
Depuis, j’ai côtoyé la Grèce par plusieurs voyages en « Orient ». D’abord en 2006 j’ai rendu visite à mon plus vieux copain vivant, dans son Kibboutz de Galilée et donc un peu parcouru Israël : pour comprendre que la « question palestinienne » débordait largement sur les Etats voisins. Le seul de ccux-ci que j’ai parcouru, grâce à Clio, en 2015, est la Jordanie, où les camps de réfugiés étaient souvent présents au loin, mais aussi où les « Palestiniens » sont une composante de cette « nation » depuis plus de 60 ans. Visiter, encore avec Clio, la côte turque de l’Asie mineure en 2008 m’a permis de percevoir ce que fut l’osmose gréco-ottomane en un moment où l’on pouvait imaginer, avant les réfugiés récents, une concorde dans cette région. Enfin en Adriatique, toujours avec Clio, la découverte de la Croatie et du Monténégro en 2016 m’a permis de comprendre que le mélange gréco-ottoman s’est constitué pendant des siècles avec un partenaire dominant, Venise. Dans ma naïveté je découvrais que la merveilleuse Dubrovnik n’était autre que la Raguse dont j’avais entendu parler en lisant Braudel en 1953 (sans localiser cette ville : le livre n’avait pas de cartes).
Pour la Grèce elle-même, des bribes de connaissance me venaient de quelques proches ; je sus que Castoriadis, Axelos et quelques autres étaient des Grecs d’extrême gauche que l’ambassade de France avaient sauvés quand ils étaient pris en tenaille dans la guerre civile en 1946 entre une droite soutenue par les anglo-américains et un parti communiste « lâché » par Moscou, et d’autant plus féroce pour éliminer ses dissidents « trotzkistes ». J’ai eu des nouvelles d’un neveu installé jusqu’à sa mort (2019) dans son oliveraie face à l’Eubée, qui m’expliquait ce qu’était le rapport à la loi en Grèce au quotidien et comment l’agriculture survivait grâce aux « clandestins » albanais.
Voyager en Grèce à l’automne 2019 est à nouveau jouir du charme des îles. Qu’on voie une île de loin en avion ou en bateau, la réaction est la même : si j’y abordais par hasard, serait-elle habitée ? Quelles traces humaines puis-je y trouver ? Ce qui était vrai en Adriatique en 2016 l’est aussi en Egée. 10 jours de voyage, centré sur quatre îles du Dodécanèse, ne permettent pas de connaître la Grèce. Mais au moins je respirer l’air d’un pays qui est à la fois « l’Orient » et un morceau d’Europe presque aussi familier que l’Italie.
Les paysages sont familiers : le rural des collines est formé de terrasses à oliviers où les espaces abandonnés depuis deux générations sont majoritaires, avec des murets de pierre effacés. Patmos, sans doute pour des raisons foncières liées sanctuaire fait exception par son terroir largement préservé et entretenu. L’urbain et le périurbain, qui prédomine partout en bord de mer, est frappé d’urbanisme sans règles : les immeubles anciens dégradés ou en ruine abondent dans les quartiers populaires anciens, et sans doute plus encore quand il s’agit d’anciens quartier turcs comme à Samos. La reprise par les bobos locaux ou étrangers est très partielle. Le bâti récent, avec quelques belles exceptions, est d’une banalité hétéroclite, parfois grandiloquente, sans doute plus semblable à celui de la Turquie qu’à ceux d’Espagne, de France ou d’Italie, presque partout trop dense, mais quand même moins hétérogène.
Sur la société grecque, notre guide nous apprend des réalités peu connues. Qui sait que le « grec moderne » de l’administration et de la politique, depuis les années 1830 jusqu’à la dictature des colonels, 1967 -1975, était une langue ampoulée solennelle inaudible et illisible pour la population, comme l’arabe littéraire maghrébin ? C’est donc après 1975 que la langue parlée et écrite réelle est devenu officielle, ce que les darija, arabes dialectaux du Maghreb, n’ont pas obtenu. La « langue populaire avait été celle de l’école primaire dès 1917, mais la langue puriste était resté celle de l’enseignement secondaire et universitaire.
Puisque nous visitons le Dodécanèse, nous découvrons que ces îles, Rhodes en-tête, ottomanes bien sûr, sont devenues en 1912 colonie italienne et que l’effort de « romanisation » du fascisme a été important : monuments publics d’abord orientalisants puis agressivement moderniste, pour affirmer que la Rome éternelle prévalait sur la Grèce éternelle.
Mais aussi implantation de paysans italiens germanophones dans la montagne, pour en faire des colons catholiques, civilisateurs de ces Grecs si « orientaux ». Et dans cette même montagne une résidence d’été pour le gouverneur, que hélas le Duce n’est finalement pas venu honorer.
Mais ce Dodécanèse est aussi partie prenante d’une énorme exception à l’unité religieuse grecque. On sait que dans la formation d’une nationalité grecque au XIXe siècle, l’église et son patriarche d’Athènes a eu un rôle essentiel. Rôle repris en 1941 dans la lutte contre l’Allemagne nazie où les maquis, essentiellement communistes et soutenus par Moscou, n’ont pu tenir la majorité des zones rurales continentales que grâce à l’appui massif du clergé. Proclamer actuellement de façon « laïque » que l’exception fiscale dont bénéficie l’église, puissance foncière et financière, doit cesser, refuser de jurer sur la bible orthodoxe quand on devient premier ministre, voilà des risques politiques qui coûtent cher. Or les portions futures de la Grèce restées encore ottomanes après 1910 ont gardé le patriarche de Constantinople comme autorité religieuse : nord-est du pays et Dodécanèse. Cela fait près du tiers des Grecs qui payent leur dîme à Istanbul.
Autre réalité religieuse qu’on perçoit dans toutes les visites d’église ou de monastères, et ce serait la même chose en Russie rechristianisée après 1989 : les icônes sont un art intemporel, sans cesse réécrit selon des canons minutieux, où les saints regardent le fidèle, sans que le regard de celui-ci dispose d’autonomie pour lui-même regarder et interpréter le tableau qu’il contemple. Après Giotto, en Occident, le fidèle a commencé à porter un regard autonome sur la scène religieuse, moment où commence un art qui change dans le temps et cesse de contempler l’éternité.http://alger-mexico-tunis.fr/wp-content/uploads/IMG_2137.mov
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