Jacques Berque, mémoires… jusqu’au Mexique


Berque Jacques
, Mémoires des deux rives, Seuil, 1989 (édition augmentée 1999)

L’auteur  (1910- 1995) montre ici son talent de passionné de la culture arabe, sorti du moule des études classiques gréco-latines. Il souligne lui-même (assez narcissique) comment son œuvre de professeur au Collège de France pendant 25 ans (1956-1981) a été un parcours ondoyant entre « sociographie » du présent arabe et plongées dans l’érudition littéraire qu’en ses débuts il refusait roidement. Tout livre de mémoire risque de tomber dans l’attendrissement : Berque s’en sauve par de l’auto-ironie et surtout par une réflexion centrée sur son métier d’arabisant.

Mille anecdotes, mille rencontres certes gratifiantes, mais surtout une dense réflexion sur le monde arabe de la décolonisation, ses racines coloniales et précoloniales. Des prises de risque et des chances saisies au bon moment jalonnent le parcours original de Berque. Il est pour la seconde année étudiant d’agrégation de lettres classique à Paris quand il renonce à cette voie, obtient facilement grâce à son père (Augustin Berque, une autorité dans les « affaires indigènes » du Gouvernement général de l’Algérie) un emploi précaire dans une commune mixte du « bled », puis fait son service militaire au Maroc et décide de préparer le concours de contrôleur civil des protectorats… corps administratif exactement symétrique de celui des administrateurs de communes mixtes algériens. Il renoue ainsi avec sa vie d’enfant dans le « bled » algérien (Frenda). Il découvre de l’intérieur le monde administratif colonial, ses lourdeurs, ses convivialités, ses arrangements, ses rapports de force, aussi bien dans l’arrière pays de Casablanca, à Fez, que dans le Gharb. Vient la seconde guerre mondiale. Berque a vécu comment elle a fragilisé profondément le pouvoir colonial en Afrique du Nord, même si Alger alors est devenue capitale de la France. Il devient de 1945 à 1947 le responsable d’une action de modernisation du paysannat marocain dont il relate le côté passablement utopique dans le cadre colonial. Comme les milieux de gauche métropolitains valorisent cette expérience, elle est rapidement condamnée et Berque aggrave son cas en diffusant un gros mémoire : « Pour une nouvelle politique de la France au Maroc ». Il est envoyé dans un Contrôle civil dans le Haut Atlas au sud de Marrakech où il est le premier à remplacer l’administration militaire qui régnait jusque là. Il y passe sept années heureuses pour devenir le sociologue de la paysannerie berbère, rédigeant une thèse sur « les structures sociales du Haut Atlas ». Du jour au lendemain, cet « homme de terrain » devient grâce à ce livre professeur au Collège de France en 1956.

« Dans la politique française au Maroc, les Berbères jouaient le rôle du séquoia : ornement du paysage, fixateur archéologique. Ce qui m’intéressait en eux, c’était au contraire la capacité législative que conservaient leurs jemâ’as [assemblées coutumières]. … Dans les débuts l’ignorance de leur idiome m’humiliait plus qu’elle ne me gênait. Puis quand je me mis à le baragouiner, la discordance entre une pratique modeste et la facilité de mon discours arabe me découragea […]. Cependant, quant à comprendre les tribus, je m’y appliquai par l’enquête et par l’expérience.

[1953] « le bruit court que la figure de Sidi Mohamed [le futur Mohamed V, alors exilé à Madagascar] est passée dans la lune ». De façon plus terrestre, le Maroc réagit à l’iniquité par une grève des célébrations rituelles : on ne fêtera pas cette année l’Aïd el-Kebir.

Berque démissionne du corps des contrôleurs civils et devient pour deux ans expert de l’UNESCO en Egypte pour un programme d’« éducation de base » en milieu rural. Son expérience maghrébine est difficile à valoriser : « J’étais un sous-développé ! … Au médiocre niveau de la plupart des experts et des stagiaires, on réputait le français langue désuète et superflue. J’ignorais encore l’anglais. Mon dialecte maghrébin eut été pis qu’incompris : ridicule. L’arabe grammatical [littéraire traditionnel] me valait une surprise courtoise et de l’estime, mais ne pouvait servir dans les occasions de la vie, où il produisait un effet pédantesque. Le dialecte égyptien m’échappait entièrement.  [plus tard] Je me faisais comprendre avec plus d’aisance, glissant lentement de mon lourd arabe grammatical vers le langage plus léger qu’utilisent de vastes couches du monde arabe, et que je qualifierai un jour moi-même de « médian ». Je donnai ma première conférence publique dans cet idiome. »

Berque, au fil des ans, se départit de son laïcisme internationaliste bien français à mesure qu’il découvre la profondeur des nationalismes dans la modernisation du Tiers-Monde comme leur lien avec le religieux. « Oui, cheikh [le nom respectueux donné à Louis Massignon], mon analyse d’alors sous-estimait gravement la part de l’Islam, et plus généralement celle du religieux dans les sociétés. Mais après tout les Arabes de cette génération-là [vers 1960] faisaient de même. Dans le fil de cette réflexion sur le nationalisme et le religieux : « … comment concilier la persistance d’une identité collective avec ses mutation ? »

[à propos des pieds-noirs…] L’Algérie, l’Afrique du nord française, n’a pas donné naissance à des créoles, au sens hispano-américain de criollos… [Etudiant à Paris], j’éprouvais à l’égard de mes condisciples parisiens, une retenue qui n’était pas seulement provinciale. Our les mêmes raisons, ou pour d’autres, mes camarades pieds-noirs l’éprouvaient davantage encore. Nous le savions, et nous en tirions vantardise. Aucun de nous ne devinait que ces prémices de la naissance d’un peuple avorteraient en folklore, parce sue faillirait l’alliance avec les vieux occupants du sol. […] Non, l’Afrique du Nord ne deviendrait pas un Mexique…

Berque revient ironiquement sur ce Mexique (p. 219) : …  « Siqueiros purgeait une peine de prison, politique bien sûr. J’attends dans le bureau du directeur des sciences sociales (très probablement la Escuela de ciencias políticas y sociales de la UNAM], Pablo Gonzales Casanova, le moment d’entamer ma conférence. Arrive le conseiller culturel français [très probablement Jean Sirol], que j’avais sans succès averti de ma venue. « Eh bien ! sussure-t-il, on pourrait peut-être organiser pour vous une rencontre avec les étudiants. » L’autre, non sans ironie, lui assure que c’est déjà fait.

 

 

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