Raphaëlle Branche:« Papa, Qu’as-tu fait en Algérie ? »

Raphaëlle Branche « Papa, Qu’as-tu fait en Algérie ? », Enquête sur un silence familial, La Découverte, 2020, 507 p.

Cette histoire des « appelés » au service militaire de la guerre d’Algérie (1954- 1962) est celle de toute une génération de français, que l’auteure suit sur un temps très long. Elle les replace dans l’histoire familiale de leurs parents (pris dans la guerre de 1939-45) et grands parents (pris dans celle de 1914-18). Elle collecte leurs propres souvenirs « de guerre » sous toutes les formes disponibles, enquêtes directes, collectes de correspondances ou autres souvenirs écrits, photos. Elle suit ces anciens soldats jusqu’à nos jours, dans leurs relations avec leurs anciens compagnons, avec les associations d’anciens combattants, avec leurs familles : parents et grands-parents, conjoints, enfants, petits-enfants. Ce « contingent » de soldats (de l’ordre d’un million et demi de jeunes hommes) concerne la génération « creuse » née entre 1929 et 1944, qui précède juste celle du baby boom, qui est la première à vivre dans une France « sans guerres ». Ces appelés représentent sans doute les 2/3 hommes de leur classe d’âge. Pour les deux guerres mondiales, c’est la mobilisation générale qui avait atteint tous les hommes, et non pas les seules classes d’âge du service militaire. Ces guerres avaient été infiniment plus meurtrières : 25000 soldats français tués par la guerre d’Algérie, 250000 par la seconde guerre mondiale, 1 million 300 000 par la première.

Cette guerre, peu meurtrière pour ces appelés, est cependant d’autant plus traumatisante qu’elle n’est pas dite, jusqu’aux années 2000. Ces soldats sont pris dans un temps beaucoup plus flou que ceux des deux guerres mondiales, qui ont été « déclarées » (alors qu’en Algérie ce sont des « événements » et un maintien de l’ordre), puis closes par une fin respectée par les adversaires (alors qu’en Algérie le cessez le feu de mars 1962 n’a pu être vécu comme une véritable fin d’aucun côté). De plus les soldats ne sont pas « mobilisés », ils font leur temps de service militaire, même si ce temps est très incertain, différent selon les étapes et selon les catégories d’appelés.

Le fait qu’il s’agit d’une guerre (où on peut être tué et tuer) est nié par l’Etat, mais aussi par les familles et les amis (pour avoir moins peur) comme par les soldats (pour épargner la peur aux amis et familles). De plus l’appelé « en danger » l’est dans un temps très variable, et beaucoup de soldats en Algérie sont loin des dangers.

Paradoxalement des décorations sont attribuées aux soldats pour des faits d’arme. Mais la fin de cette guerre est la victoire des « rebelles », donc le constat de l’inutilité des souffrances et sacrifices, même s’il est clair que l’Armée française n’a pas été vaincue « sur le terrain ». Seuls peuvent garder un souvenir positif de leur service militaire ceux qui ont fait du « social », entre action sanitaire, éducative, agraire, au sein des SAS et SAU en particulier.

L’auteure s’attache longuement à l’après  « guerre » et aux questions que se posent les ex-soldats et leurs descendants : l’appelé a-t-il été victime ou tortionnaire ? Loin de ce manichéisme, les silences douloureux se dénouent lentement. La face psychiatrique des traumatismes est longuement examinée par l’auteure. La reconnaissance par l’Etat français qu’il y eut une guerre coïncide avec le moment où la plupart des anciens appelés deviennent des retraités. C’est aussi le moment où naissent le web et internet et dans ce contexte les petits-enfants sont des interlocuteurs et des assistants efficaces pour ceux qui veulent retrouver et mettre en forme ce passé douloureux.

Parallèlement, que savons-nous de ce que fut la « guerre de libération » pour la population « algérienne » ? Cette guerre a atteint de plein fouet femmes et hommes, de tous âges, avec sans doute 250 000 morts parmi les quels distinguer entre combattants et civils n’a guère de sens. Sa mémoire est supportée par un ministère des Moudjahidin (dont le budget est supérieur à celui de l’agriculture).

Terminons par une citation de la conclusion du livre : « dans les années 1950 les conscrits font leur service militaire en Afrique du Nord ; dans les années 1980, ils sont anciens combattants ; au début du XXI° siècle, ils ont participé à la guerre d’Algérie ; dans la décennie suivante, ils sont de plus en plus nombreux à y avoir souffert, y compris psychologiquement » (p. 465).

(Claude Bataillon)

https://www.babelio.com/livres/Branche-Papa-quas-tu-fait-en-Algerie-/1244751

Ce contenu a été publié dans Algérie, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.