Souf, Algérie, 1953

tirée du livre de 1955, carte générale de situation du Souf

tirée du livre de 1955, carte générale de situation du Souf

 

couverture du livre de 1955 d'où proviennent les extraits publiés

couverture du livre de 1955 d’où proviennent les extraits publiés

Avant guerre : 1953, le Souf d’un jeune homme.

même source, carte de délimitation des oasis du Souf

même source, carte de délimitation des oasis du Souf

Mon premier contact avec le Souf remonte à l’automne 1951 : mon frère Pierre y était administrateur adjoint depuis le début de l’année, il y vivait avec sa femme dans le petit quartier administratif. Après quelques semaines de tourisme solitaire au Maroc, j’ai traversé en train le Maghreb jusqu’à Biskra, d’où un car m’a mené à El Oued. Ce bref contact avec le Souf s’est terminé par le plus beau cadeau possible que m’a fait Pierre : m’organiser trois jours de voyage « à chameau » (c’est à dire à pied…) jusqu’à Touggourt, en me fournissant un guide, une monture. Pour mes vingt ans, un rêve de mini- explorateur, avant de reprendre le train pour Alger, puis le bateau pour Marseille.

plan de Kouinine, un village en 1953

plan de Kouinine, un village en 1953

Deux ans plus tard, j’ai « exploré » le Souf pendant cinq mois, jusqu’en mai 1953, toujours grâce à mon frère. Pour ma « maîtrise » de géographie, j’avais souhaité travailler grâce à une bourse en Guinée, dans l’arrière-pays de Conakry (les Monts Nimba). La bourse ayant échoué, je suis revenu à El Oued. Je savais lire des documents, analyser des archives (celles de l’administration de la Commune mixte qui venait à peine de prendre la succession de l’administration militaire antérieure, remontant à plus d’un demi-siècle). Je ne savais pas d’arabe, ni écrit, ni parlé ; mon frère, lui, pouvait me traduire, ou mieux, me décoder, ce que lui disaient ses administrés. Moi j’observais : les éleveurs nomades, leurs chèvres, moutons et chameaux, en un circuit de deux semaines en direction de Ghadamès (j’étais pris en charge en accompagnant l’administrateur) ; j’observais les agriculteurs creusant à la main le sable des entonnoirs de palmeraies (ghout) ou arrosant les légumes avec un puits à balancier (khetara) ; j’observais les enfants marchant vers l’école, les foules au marcher (souk d’El Oued du vendredi).

plans de Zgoum et Behima, 1953

plans de Zgoum et Behima, 1953

Hors de mes contacts avec l’administration, on m’a conseillé de m’entretenir avec le seul « intellectuel » local (je ne sais plus quelles études supérieures il avait menées, ni ou). A Tiksebt, il m’a reçu et nous avons causé deux ou trois fois (c’était assez près d’El Oued pour que j’y aille à pied). Il était réputé mal pensant et quand je lui ai dit mes doutes sur l’avenir politique de l’Algérie, il m’a proposé de laisser ce thème aux politiques. Internet m’a permis de confirmer ce qu’était devenu « Si Tayeb » :

Algérie News du 13-1-2007

Hmida Tayeb Ferhat fait quant à lui son entrée au Conseil de la nation. Originaire de Oued-Souf, cet officier de l’ALN et de l’ANP a été wali à Sétif et Médéa avant d’entamer une carrière de diplomate lors de sa nomination comme ambassadeur à Rabat [il a quitté ce poste en 1969, où il était le second ambassadeur dans ce pays]. La «famille révolutionnaire» est à l’honneur puisque ces 9 sénateurs [ dont Si Tayeb fait partie] ont tous fait la guerre de Libération.

 

Au sud d'El Oued, à Amiche, l'implantation des maisons des semi-nomades en 1953

Au sud d’El Oued, à Amiche, l’implantation des maisons des semi-nomades en 1953

Ma conclusion en rentrant en France en mai 1953 était que l’économie agro-pastorale traditionnelle serait condamnée (dès lors qu’elle perdrait sa main d’œuvre  quasi-gratuite « traditionnelle »), sauf comme support d’un tourisme possible. L’émigration vers le Maghreb algéro-tunisien, ancienne et diversifiée, ne pouvait que devenir essentielle pour faire vivre ceux qui restaient au pays. Etions-nous en Algérie ? Sauf pour l’émigration, l’économie comme les rapports politiques et sociaux coloniaux ressemblaient dans ce Sahara bien plus à l’Afrique noire qu’au Maghreb. Quand mon mémoire a été publié, la guerre d’Algérie avait commencé depuis un an [Le Souf, étude de géographie humaine, 1955, Alger, Institut de Recherches Sahariennes, Mémoire N° 2.] Ci-dessous, quelques extraits destinés à retrouver les traces de cette société coloniale, des rapports du Souf avec la Tunisie, d’une économie de l’«avant pétrole» et de l’avant guerre d’Algérie.

 

plan détaillé d'un ghout à Kouinine en 1953

plan détaillé d’un ghout à Kouinine en 1953

SOCIÉTÉ COLONIALE

La plus forte originalité d’El Oued est qu’il y existe une population française relativement importante; c’est le seul endroit du Souf où les Français forment vraiment une société à part, séparée du milieu musulman[1]. Dans les autres centres vivent des Français isolés ; surtout s’ils sont loin de la route, ils se trouvent en contact plus direct avec la population. Il s’agit surtout d’ins­tituteurs qui sont ainsi dans certains cas en rapport étroit avec le village où ils vivent. Ils le doivent à leur isolement comme à leur fonction, mais les rapports qu’ils entretiennent avec les « indigènes » sont à la fois effet et cause de leur situation particulière ; il n’est pas indifférent de remarquer que les « Français de France » sont à peu près les seuls à exercer cette profession.

Ce sont aussi les « Frankaouis » qui dominent à El Oued, mais ils y forment une société à part. Le quartier européen d’El Oued tranche nettement sur le reste de la ville; un coup d’œil à la carte montre tout de suite que l’espace qu’il occupe est sans rapport avec le nombre de ceux qui y habitent. On a d’abord habité auprès du bordj, puis, surtout après 1945, tout un quartier récent s’est créé au Sud-Ouest, ce qui a nécessité la destruction d’un sif [dune vive] qui encombrait l’emplacement.

Les villas sans étages se mélangent aux édifices d’intérêt public, écoles, salle de fêtes, centre d’artisanat, etc… ce qui est normal puisque tous les occupants de ces logements sont fonctionnaires. A l’opposé des habitations musulmanes dont les pièces regardent vers une cour centrale, les maisons européennes s’ouvrent sur un jardin périphérique. Le style du pays, a été adopté de façon généralement heureuse, utilisant les voûtes en berceaux et les coupoles.

La vie est centrée sur la grande avenue est-ouest qui dessert les entreprises de transport, l’hôpital, le bureau de l’annexe, la poste, etc… Cette avenue s’articule sur la rue commerçante indigène qui conduit au marché et le contraste est évidemment immédiat.

La société française d’El Oued ressemble étonnamment à la description que Robert Delavignette [ex-gouverneur en Afrique Noire, ex-directeur de l’Ecole coloniale] donne pour l’Afrique noire dans Service Africain [1948, Gallimard]. Ce qui domine, c’est le caractère provincial de la vie. Les préoccupations locales jouent un rôle dominant. Cette société est d’autre part assez hiérarchisée et les différentes catégories de fonctionnaires ne se fréquentent guère.

VIE de RELATION :

Ce pays pauvre mais non humilié devait présenter [au début du XXe siècle] des oppositions sociales assez atténuées. Actuellement, l’économie monétaire n’a pas encore triomphé partout, et fort peu au Sahara [c’est à dire dans les zones de pâturage en contraste avec le « bled », habitat permanent réputé urbain] tandis que la faiblesse des rendements limite les investissements de capitaux dans l’agriculture. La diffusion de la monnaie a transformé les échanges et le commerce bien plus que la production du Souf, cependant certaines formes anciennes subsistant encore.

RESTES DU COMMERCE CARAVANIER

Traditionnellement, le commerce ne concernait pas seulement les nomades : on s’étonne d’apprendre que dans les villages (Kouinine, Tiksebt, Guemar au moins), les gens aisés possédaient des chameaux ; les villageois n’étaient donc pas à la merci des nomades pour le commerce caravanier, seul mode de transport usité ; ici encore se révèle une solidité de la vie des sédentaires, qui avaient des attaches au Sahara et connaissaient sans doute au moins les grands itinéraires. Les villageois étaient alors associés à des nomades qui leur servaient de bergers pour faire paître leurs bêtes et ainsi se procuraient djella [crotin] et bois, sans avoir à l’acheter.

La plus grosse masse du trafic concernait les dattes ghars [la datte commune, pour l’alimentation local] et le blé ou l’orge, car le Souf ne produit pas de céréales. Ce commerça d’intérêt régional se pratiquait avec les gens du Zab oriental et les Nemencha de Khenchela ou de Tebessa, dont les caravanes arrivaient au Souf à l’automne, chargées de céréales. Cette arrivée de commerçants s’accompagnait en même temps d’une migration de miséreux, particulièrement nombreux si la moisson était déficitaire : aucun de ces deux mouvements n’est mort actuellement[2], mais les cours sont devenus plus favorables pour le Souf: traditionnellement on échangeait le blé contre un poids double de dattes Ghars, tandis que maintenant, le quintal de Ghars vaut 3.500 frs et le blé dur 5.500. On pourrait parler de raréfaction des Ghars. Sans doute s’agit-il plutôt d’une production de blé plus forte dans le Nord et surtout d’une facilité accrue d’importer le blé du Tell ; le blé des régions plus proches ne représente plus que la moitié des achats du Souf, d’après les estimations du commerce caravanier avec les Nemencha. Il est certain que les céréales tiennent une plus grande place dans l’alimentation du Souf depuis que les importations lointaines sont possibles.

Dans l’ensemble, la décadence du commerce caravanier au profit des transports modernes — et des grossistes modernes — semble avoir été une cause de décadence pour les vieux villages qui ont ainsi perdu leurs liens avec le Sahara.

Les transports par chameaux gardent leur importance dans certains domaines; ils concernent maintenant les nomades qui seuls possèdent des bêtes de somme. Le commerce local des produits du Sahara, de faible valeur, se fait naturellement par chameau. Il s’agit du bois et de la djella destinée à fumer les palmiers. La charge (aux alentours de 150 kg) vaut à peu près 400 frs pour le bois, et 500 pour le crottin. On rapporte aussi du drinn [graminée fourragère] sec. Bien qu’il s’agisse de produits de cueillette de faible valeur, ils sont payés relativement cher au Souf où ils manquent totalement.

Le chameau est indispensable dans un autre secteur beaucoup plus intéressant, où il triomphe grâce à sa capacité de passer hors des pistes entretenues : c’est la contrebande. Le Souf jouit à ce point de vue d’une position exceptionnelle car il est voisin de la frontière tunisienne et de la frontière tripolitaine. De plus, il appartient à une zone franche établie à cause du prix des transports, tandis que Touggourt et Biskra sont exclus de cette zone.

Actuellement les possibilités de trafic sont réduites à deux produits : le transit du thé et la vente discrète d’une partie de la production locale de tabac. Vers 1947, la contrebande d’armes depuis la Tripolitaine vers l’Aurès et le sud algérois était profitable. Les prix sont évidemment mal connus et toute l’étude des méthodes commerciales reste à faire. On peut cependant indiquer quelques précisions.

La charge de 150 kg de thé envoyée au Nefzaoua [sud-ouest tunisien] donnerait un bénéfice brut de 15.000 frs, soit 8.000 frs de bénéfice net, le chamelier étant payé 4.000 frs et le reste servant à acheter le silence des bergers tunisiens qui, dit-on amèrement, font les douaniers. Pour le tabac, le prix de vente au Souf atteint 300 à 400 frs le kg vers le mois de juin, puis tombe ensuite au niveau des prix officiels (220 frs). Le transport d’un quintal par chameau coûte 3.000 à 4.000 frs. Les expéditions discrètes intéressent Ghardaïa, le Nefzaoua, la région de Tebessa, l’Oued Righ.

INTRODUCTION  DES  PRODUITS  DE GRAND COMMERCE

Si le commerce traditionnel garde ses droits dans les secteurs exceptionnels, le commerce européen est intervenu depuis assez longtemps. Anciennement, il s’agissait des tissus et de l’ensemble thé-café-sucre[3].

Il semble que le café soit consommé depuis longtemps, surtout dans les villages. L’usage s’est maintenu sans s’étendre beaucoup : une ou deux tasses dans la journée pour le chef de famille aisé.

La consommation du thé au contraire est récente et a pris une extension remarquable: nomades et nouveaux sédentaires en prennent largement s’ils le peuvent tout comme les gens des villages. A Tiksebt par exemple, la première personne qui ait bu du thé était commerçant à Alger, en contact avec des Fassi, vers 1890. Le thé se répand un peu partout vers 1910, alors qu’il n’était guère connu avant que par des commerçants. Il est venu d’abord de Ghadâmès, puis de Gabès.

Après 1918, le thé devient plus courant et depuis 1945, l’usage s’en est encore généralisé. C’est devenu un besoin essentiel.

Le thé a acquis une importance quasi rituelle dans la vie du pays : c’est un rafraîchissement, mais plus encore une cérémonie qui crée une communauté entre les participants, car on ne boit guère seul. La préparation du thé, qui se fait devant les buveurs, est soumise à des règles précises et immuables pour chaque geste et chaque opération ; il y a une tradition du thé, qui semble éternelle et date au plus de 40 ans.

L’EMIGRATION : panorama vers 1952

CONDITIONS DE DÉPART

Toutes les ressources du Souf ne peuvent être étudiées en parcourant le pays car le rôle de l’émigration est très important. Les partants appartiennent à toutes les catégories sociales et proviennent de tous les endroits, mais les secteurs d’emploi comme les directions d’émigration variant très fortement. Le phénomène est dans certains cas ancien, traditionnel.

On évalue le nombre des hommes travaillant émigrés, seuls ou en famille, à 11.600 pour l’ensemble du pays. Si sur une population de l’ordre de 100.000 habitants, il y a environ 30.000 travailleurs du sexe masculin (âgés de plus de quinze ans), on peut compter que soit plus du tiers, soit plus du quart des hommes est émigré, selon que ces émigrés ont été ou non compris dans les recensements de la population du Souf. De toute façon apparaît l’importance de l’émigration.

 

[Le détail par localité n’est pas reproduit ici.] Ces chiffres sous estiment la masse de partants, dans la mesure où des familles entières quittent le pays, ce que l’on ne sait que pour certains cas.

Des hésitations sont possibles aussi pour caractériser le secteur d’emploi des partants: la proportion de commerçants, meilleur critère, confond l’infime épicier installé dans un centre de colonisation des hautes plaines et le grand négociant; et des artisans, travailleurs indépendants, sont ainsi rejetés dans un secteur indéterminé ; là où ni le prolétariat, ni le commerce ne sont concentrés, on trouve toute une série d’emplois difficiles à classer. Les boulangers par exemple ont leur importance.

Chez les vieux sédentaires, c’est parfois une forte proportion du village qui s’en va, surtout pour Zgoum et Taghzout, centres de culture en décadence. Si Guemar fait meilleure figure, c’est grâce à l’ensemble des gens de Ghamra, région agricole d’où l’on émigré moins. Ourmès, centre récent à l’agriculture prospère a une proportion de partants beaucoup plus faible. Sidi Aoun est un cas analogue.

Il est beaucoup plus difficile d’expliquer la différence sensible entre la proportion des émigrés Achèche et celle des émigrés Messaaba. Certains facteurs sont cependant très nets ; les nomades n’émigrent pas, malgré des conditions d’existence pénibles ; ils ne sont d’ailleurs guère à même de s’adapter à la vie « moderne » du Nord, car l’émigrant a besoin d’utiliser couramment les transports modernes, la monnaie, la poste, etc… Or les Rebaia et les Ferjane, seuls groupes totalement nomades, comptent pour la moitié dans la tribu des Achèche.

Les caractères de l’émigration de chaque groupe apparaissent au contraire nettement dans les pourcentages d’émigrés commerçants. Les villageois se distinguent très nettement, sauf à Sidi Aoun où l’on table sur des chiffres faibles. Les Achèche qui émigrent sont des Ouled Djamaa ou des Ouled Ahmed, d’El Oued surtout et de Tiksebt ; ils sont dans une certaine mesure, des villageois « civilisés » capables d’exercer des métiers d’argent dans le Nord plus que les Messaaba d’Amiche, ce qui explique la différence des chiffres des deux tribus.

On trouve les plus fortes proportions de commerçants à Guemar, Kouinine et Ourmès, c’est-à-dire là où l’émigration ne prend pas le caractère d’un exode. La masse des partants augmente proportionnellement à Taghzout et Zgoum surtout ; on trouve alors une part plus grande d’émigration prolétarienne : non des gens installés, mais des gens qui ont fui.

carte de l'émigration des Soufis vers 1953, partie ouest

carte de l’émigration des Soufis vers 1953, partie ouest

carte de l'émigration des Soufis vers 1953, partie est

carte de l’émigration des Soufis vers 1953, partie est

LIEUX d’IMPLANTATION

C’est aux divers points d’aboutissement qu’il faut étudier l’émigration: les renseignements provenant d’une enquête au Souf sont nécessairement incomplets.

L’ensemble des oasis du Sud constantinois et du Sud tunisien constituent un premier type de localisation de l’émigration soufi. C’est à peine une migration : les distances sont courtes et les conditions d’existence à beaucoup de points de vue les mêmes qu’au Souf. L’Oued Righ, les Ziban, le Djerid, le Nefzoua ne doivent guère dépayser ceux qui partent ; on trouve là un groupe de plus de 2.000 émigrés.

Les deux faits saillants sont la faible importance des villageois et la faible importance des commerçants; au Nefzaoua ce sont des Rebaia qui ne font qu’aller un peu plus loin que leur zone de pâturage habituel et travaillent dans les palmeraies de la région. La situation est presque la même au Djerid, où Messaaba et Achèche se répartissent également et à Ouargla. Dans l’Oued Righ et à Biskra les choses changent: commerçants et artisans prennent de l’importance ; les maçons sont souvent du Souf.

En même temps les gens des villages sont plus nombreux : ils représentent la moitié des Soufi de Biskra. Dans tous ces centres oasiens, la présence de palmeraies appartenant à des Soufi est probable. Le fait est certain au Djerid où la propriété soufi est importante.

Il est un autre secteur d’émigration où les sédentarisés récents dominent: les mines de fer et de phosphates du constantinois et surtout les phosphates de Tunisie concentrent plus de 2.500 travailleurs originaires du Souf. On ne trouve aucun villageois mineur ; le village de Tiksebt a fourni un contingent important de mineurs avant 1914 à Metlaoui et Redeyef et le fait a subsisté jusqu’en 1931. Mais les gens de Tiksebt se sont tournés depuis vers des emplois plus profitables et il n’en reste que trois ou quatre fixés là-bas.

Aussi bien y a-t-il eu réduction générale de la main d’œuvre du Souf aux mines de Gafsa[4] : pour 1.800 ouvriers en 1924, on est actuellement tombé à 1.000 environ; la Compagnie emploie ainsi 670 Soufis à Redeyef, 230 à Moulares et 140 à Metlaoui ; ce qui fait plus de 25 % des ouvriers de la Compagnie.

A l’Ouenza, les Messaaba dominent largement, surtout ceux d’Amiche qui forment les 2/3 des Soufis de l’Ouenza.

Si parfois l’on trouve dans une entreprise exclusivement un groupe donné, c’est à cause du rôle que peut jouer un chef de chantier soufi qui embauche systématiquement les gens de sa tribu.

Les mineurs du Souf ont bonne réputation auprès des entreprises ; ce sont des travailleurs réguliers, de bonne moralité. Ils sont employés à peu près seulement comme manœuvres non spécialisés, chargeant minerai ou phosphates à la pelle.

On indique pour la mine de l’Ouenza que 90 % des gens du Souf vivent en célibataires, laissant leur famille au pays et qu’ils prennent un congé à l’automne (un mois et demi) pour la saison des dattes, puis reprennent leur place à la mine. Au contraire, dans les centres miniers de la Compagnie de Gafsa, depuis 1920-1925 déjà, les travailleurs vivent en famille ; la masse des émigrés est ainsi de 4.000 à 5.000 personnes, pour les 1.000 travailleurs employés par la Compagnie.

Les gens qui arrivent viennent parfois à pied depuis Tozeur. Ils n’ont en général aucun palmier au Souf et ne connaissent que le travail de remontée du sable [le creusement traditionnel des ghouts]. Mais ceux qui trouvent à s’embaucher achètent des propriétés au Souf, sans dépasser 20 palmiers. La moitié des ouvriers de la Compagnie sont ainsi propriétaires. Les Soufis passent en effet pour économes et sobres : une famille de neuf personnes, dont trois travaillent à la Compagnie, dépense mensuellement pour sa nourriture 26.000 frs.

Les liens avec le pays sont constants et la main-d’œuvre, de ce fait assez instable jusqu’en 1950 : on voyage, on va se marier au pays. On y achète sa provision de dattes et on va placer ses économies en palmiers. Aussi les apports d’argent doivent avoir lieu en espèce plus que par mandat.

Tous les émigrés ne sont pas mineurs dans ces centres : on trouve quelques commerçants et une forte proportion de manœuvres attendant l’embauche. Bien que la concurrence des Tripolitains s’y fasse sentir, on trouve des Soufis commerçants dans les centres de la Compagnie de Gafsa : 30 à Redeyef ; mais aussi des gens qui n’ont pas trouvé d’embauché aux mines s’emploient comme porteurs d’eau ; c’est toujours mieux qu’au Souf. D’autres enfin sont maçons, spécialisés dans les coupoles ; en comptant les demi-chômeurs et les familles, il doit y avoir trois ou quatre personnes à la charge de chaque ouvrier. Ainsi le groupe se trouve enflé, par exemple au village soufi de Redeyef : 670 travailleurs de la Compagnie, mais 870 hommes selon notre source et 1.250 selon les renseignements recueillis au Souf ; et en tout cas une agglomération de 3.000 habitants.

Le particularisme des Soufis apparaît plus ou moins nettement salon les renseignements. Au village soufi de Redeyef habitent des « étrangers ». Si la piété des vieux est particulièrement marquée, on souligne chez les jeunes une adhésion au syndicalisme aussi marquée que chez les travailleurs d’autres origines. L’U.S.T.T., aux revendications plus typiquement ouvrières, a plus de faveur que l’U.G.T.T., plus tournée vers le nationalisme tunisien.

En dehors des palmeraies et des mines, toute l’émigration est attirée par les villes du Constantinois et de Tunisie : quelque 6.000 travailleurs. On peut classer ces centres selon leur importance, qui dans l’ensemble augmente en même temps que la proportion de prolétaires par rapport aux commerçants.

Les points d’émigration dispersée sont nombreux surtout dans les hautes plaines constantinoises. Il semble que cette émigration soit limitée au Nord par le pays kabyle. Cette émigration dispersée est uniquement le fait des villageois. Les Ouled Saoud dominent et surtout Kouinine, pour la majorité des petits centres agricoles Dans tous les cas la proportion de commerçants est très forte ; des manœuvres s’y ajoutent. Chaque petit centre groupe les gens originaires d’un village ou deux, rarement plus.

Il est difficile d’établir les raisons qui ont fixé quelques commerçants d’un village ici plutôt que là ; les gens de Behima, fixés à Msila et à Bordj bou Arreridj auraient une partie de leurs ancêtres dans cette région. On ne peut guère parler de migration « traditionnelle » pour des centres récents ; mais il n’est pas impossible que des rapports anciens se soient établis avec les régions à blé: on pense aux migrations temporaires d’été que l’on connaît pour Kouinine. Il est possible d’autre part qu’il y ait une orientation privilégiée vers la Tunisie pour Guemar et Zgoum. On passe insensiblement des petits centres aux villes de quelque importance, dont il faudrait connaître les secteurs d’emploi. Les petits métiers doivent garder leur place. Dès que le centre est important, on trouve des sédentarisés récents, Achèche en général. Pour les grandes villes, on a 5.200 émigrés soit la moitié des émigrés (Sétif, Constantine et les villes de la côte). Le caractère de l’émigration n’est plus le même : les secteurs d’emploi prolétariens dominent et le rôle des vieux villageois baisse.

A Bône et surtout à Philippeville, on trouve des masses importantes, dockers et ouvriers de fabriques. L’émigration vers Alger est un peu analogue ; une grosse colonie de Taghzout, fortement unie, cherche à se regrouper au sein d’associations d’entraide. Il faut remarquer le faible nombre d’émigrés pour le marché de travail existant à Alger ; c’est tout le contraire à Tunis, où l’on trouve presque la moitié des émigrés du Souf.

Ici les pages précises de G. Marty [22] éclairent la situation des gens du Souf dans le Tell. Le Souf fournit la plus forte masse d’Algériens résidant à Tunis et ce sont les plus misérables : Guemar fournit 200 balayeurs aux services municipaux et Zgoum une corporation de 60 mendiants. On trouve aussi des gens d’une plus haute situation sociale: des commerçants de Taghzout et Kouinine, un noyau étudiant à la Zitouna.

Il est bien difficile de savoir si les traditions de départ et les localisations sont anciennes ; c’est sûrement le cas à Tunis et sans doute dans les oasis. Le contraire est certain pour les mines et les villes nées de la colonisation. Le cas des petits centres des hautes plaines reste plus obscur. Fait nouveau, les Rebaia commencent à aller dans les mines ; et le mouvement vers la France, déjà ancien, tend à augmenter : les gens d’Amiche suivent l’exemple de ceux d’El Oued, qui vont surtout dans la vallée du Rhône.

Le départ de familles entières n’est guère survenu que depuis 1945 ; il aurait fait scandale il y a vingt ans ; à Kouinine et Zgoum, le nombre des émigré « en famille » dépasse largement celui des isolés, tandis qu’à Taghzout, les isolés sont encore aussi nombreux ; il est facile d’imaginer les changements susceptibles d’intervenir dans la mentalité des familles qui prennent contact avec les conditions de vie du Tell. Ce mouvement s’est accentué récemment. La moitié des familles émigrées sont parties depuis 1939 à Kouinine et Zgoum ; le fait est moins brutal ailleurs. Les familles installées dans les villes du Tell ne gardent parfois que des liens moraux avec leur patrie d’origine. Nous ignorons la part de cette émigration définitive. Enfin, fait essentiel et qui n’est pas nouveau, la moitié des émigrés résident en Tunisie. Le pouvoir d’attraction de Tunis, spirituellement et économiquement, est extrêmement puissant.

UN BILAN ECONOMIQUE

Ainsi, les importations annuellement consommées, si l’on exclut le thé réexporté en contrebande (120 millions) s’élèvent à 430 millions au moins, soit 4.300 frs par habitant. L’exportation de marchandises couvre 319 millions. La contrebande du thé, commerce de transit, représente 16 millions de bénéfices.

Le déficit est comblé en partie par les salaires payés par l’administration (fonctionnaires, chantiers de pistes, Compagnie Saharienne [troupes contractuelles chargées de la police du désert, recrutées essentiellement chez les Chaamba], etc.). Ainsi les salaires payés par l’armée s’élèvent à 31 millions. Enfin, les sommes envoyées par les émigrés contribuent à combler le déficit.

Un fait surtout rend ce budget bien artificiel, même s’il est exact : il indique le déficit, mais non son importance réelle dans la vie économique, puisque la majorité des ressources ne sont pas monnayées : il est inutile de vouloir chiffrer le lait et les légumes consommés, les dattes Ghars représentent des chiffres de l’ordre de 750 millions qui en fait ne passent souvent même pas dans le circuit commercial intérieur du Souf, mais la notion d’année moyenne est contestable pour les dattes ; la principale incertitude reste le trafic caravanier régional.

Les rentrées d’argent par mandats des émigrés sont très difficiles à connaître. Il est arrivé au Souf, en 1952, pour 364 millions de mandats d’Algérie et 90 de Tunisie : seul l’apport de Tunisie peut être considéré comme produit net de l’émigration, car ici ni le commerce de gros ou de détail, ni les mouvements de fonds de l’administration n’entrent notablement en ligne de compte.

On peut ainsi avoir une idée de l’ensemble : on sait que la Tunisie concentre plus de la moitié des émigrés ; d’autre part, tout porte à croire que les secteurs d’emplois prolétariens, particulièrement développés en Tunisie, envoient plus d’argent que les autres, dans la mesure où il s’agit d’émigrés moins stabilisés loin du Souf: l’apport financier total de l’émigration serait alors de l’ordre de 150 à 170 millions, dans la mesure où l’argent arrive par mandat. On a vu que ce n’est pas toujours le cas.

On ne peut guère analyser que les chiffres des mandats originaires de la Tunisie : l’ensemble représente 6.200 mandats, donc en moyenne 14.000 frs par mandat. El Oued vient en tête avec plus de 22 millions, puis c’est la poste de Bayada (qui dessert Amiche) avec 20 millions, puis Zgoum (17 millions), Magrane (15 millions) ; on voit qu’il s’agit soit de centres de sédentaires récents, soit de centres à migration prolétarienne développée (Zgoum).

Puis vient seulement Guemar (dont la poste dessert Taghzout) avec 9 millions. Enfin les centres axés sur l’Algérie plus que sur la Tunisie : Kouininp. Reguiba, Behima: 5 millions en tout.

Quoi qu’il en soit, si l’on admet des rentrées d’argent grâce aux émigrés, de l’ordre de 170 millions, le déficit se trouve largement comblé si l’année est normale. Autant dire que notre budget était largement optimiste. Mais si la récolte de Ghars qui est essentielle vient à manquer partiellement, comme en 1952, le pays frise la famine.

Une idée de l’exiguïté des ressources de chacun nous est donnée par l’évaluation aussi sérieuse que précise d’un budget familial, pour un cultivateur de palmier, un de ces innombrables « petits propriétaires » ; si l’on traduit en argent toutes les recettes et les dépenses (récoltes individuelles et salaires en nature), on atteint un budget annuel de 85.000 frs pour cinq personnes. On mange chez ce paysan deux fois plus de Ghars que de blé et le budget est bouclé grâce à un mandat du Tell de 12.000 frs, à peu près le chiffre moyen d’un mandat de Tunisie[5]. Point n’est besoin d’insister sur le niveau de vie extrêmement bas que tout cela représente, lié au déficit général de l’économie qui est permanent et qui transforme par endroit en exode l’émigration traditionnelle.

On arrive alors à constater le fait le plus important qui soit advenu au Souf depuis que les Français ont colonisé la région: une expansion démographique extrêmement importante.

D’après les recensements de population, la masse qui occupe le Souf a quintuplé depuis 1880 ; il est certes difficile d’accorder une valeur précise à ce genre de document, mais rien ne permet de dire que les recensements anciens sous-estimaient la population plus que le recensement de 1948. Il faudrait ajou­ter, surtout pour l’accroissement récent, au moins 20.000 personnes émigrées. Une pyramide des âges établie d’après un registre de constitution de l’état civil récent indique une population à fort potentiel d’accroissement.

Il faudrait chercher les causes de cet accroissement dans la réduction des occasions de décès prématuré: l’objectif volontaire le plus important de la colonisation a été d’empêcher les guerres et les épidémies et elle a réussi dans les deux cas, plus ou moins rapidement.

Pour qu’une population douée de moyens d’existence réduits qui quintuple en un demi siècle garde des conditions de vie stables, il faudrait que les ressources dont elle dispose augmentent de la même façon ; on a vu qu’il n’en était rien pour le principal secteur économique, les Ghars, puisque les palmeraies n’ont été multipliées que par trois depuis un demi-siècle.

Il est vrai que la colonisation a apporté des ressources nouvelles, principalement par l’organisation commerciale moderne : aussi les besoins d’importation sont-ils couverts surtout par des secteurs économiques d’importance récente : les Deglet Nour [race de dattes destinées à l’exportation vers l’Europe], le tabac, les salaires de fonctionnaires ou d’ouvriers ; l’émigration massive a été rendue possible par l’ouverture de mines et la naissance de prolétariats urbains. Mais le commerce moderne a créé aussi des besoins nouveaux comme le thé.

CONCLUSION

RUPTURE  D’ÉQUILIBRE  ET SOLUTIONS

Dans l’ensemble, l’équilibre économique et les styles de vie qui s’y relient ont été complètement bouleversés. Nous ignorons si l’économie traditionnelle était stable ; elle l’était probablement plus que l’actuelle, en fonctions de besoins plus restreints. Actuellement l’économie du Souf est intimement liée à celle du reste de l’Afrique du Nord : une crise économique réduisant l’emploi dans le Tell, les variations des cours de la datte ou du tabac : la vie du pays tient à cela.

Et nous sommes sur la voie d’une explication certes théorique, mais incontestable d’un fait qui nous a préoccupé: la sédentarisation. Si les palmeraies ont augmenté, le troupeau reste stable et même a diminué récemment à la suite de mauvaises années ; quoi qu’il en soit des mécanismes concrets, la recherche de nouvelles ressources s’est bien évidemment imposée aux nomades: soit l’exploitation agricole de terres libres dans le Souf, soit la recherche d’emplois à la mesure de leurs capacités techniques hors du Souf. Au sein même du Souf, la vie des pasteurs a été bouleversée beaucoup plus encore que celle des villageois.

Au Souf, les Français, très peu nombreux, semblent n’avoir rien fait; si ce n’est un peu de bien : empêcher les gens de mourir par guerre ou par épidémie et tout récemment, un effort scolaire important, accompagné d’un développement des transports. Ce peu de choses, accompagné de transformations beaucoup plus importantes dans le Tell, a eu des conséquences extrêmement vastes et dans l’ensemble malheureuses. En tout cas la vie du pays subit une crise, qui semble être venue toute seule : ces phénomènes économiques semblent avoir été déclenchés par des apprentis sorciers.

Car les solutions qu’on se propose d’apporter sont généralement restreintes : on espère créer des palmeraies plus rentables en particulier au Bled Hezoua, au Sud de la piste de Tozeur, vers la frontière tunisienne, grâce à des forages artésiens.

Des espoirs plus précis mais plus restreints existent à Sif el Menadi et à Hamraïa, près de la route de Biskra ; dans tous les cas, on parle de palmiers par dizaines de milliers et non par centaines de milliers [les forages artésiens nouveaux sont énumérés, nul n’imaginait l’ampleur qu’ils prendraient, plus encore pour l’alimentation des populations « urbaines » que pour l’agriculture…].

Les économistes sont gênés quand ils parlent du Souf, ou alors ils ont en vue des projets chimériques de mécanisation des ghout [le pelletage mécanique du sable prit une ampleur inimaginable, mais pour des besoins d’urbanisme, non pour l’agriculture] !

L’optimisme semble au Souf permis moins qu’ailleurs. Si la solution, au Fezzân ou dans le Sahara algéro-oranais tient dans une mécanisation restreinte et une réforme du khammessat, l’un et l’autre points ne concernent pas le Souf et pour cause[6].

En tout cas, la civilisation européenne est incapable d’agir à partir des techniques locales: elles semblent parfaites, bien que liées à un niveau de vie très bas ; les techniques modernes ne peuvent rien faire dans le ghout. Aussi bien la crise de l’économie archaïque ne se résout-elle que par une transformation complète, le phénomène le plus radical étant l’abandon du pays — et depuis peu sans retour —. Mais si l’on revient, on rapporte d’autres germes de désagrégation au pays: goûts moins sobres et surtout habitudes d’indépendance familiale, opinions politiques scandaleuses, qu’elles viennent de Tunis, d’Alger, ou des centres ouvriers des mines.

Certains prophètes voient le Souf vide dans un siècle, à l’exception de quelques chameaux, coupoles et palmiers nécessaires à la joie du touriste futur. Ce serait sans doute sous-estimer à la fois la lenteur de transformation d’une société foncièrement rurale où les vieilles structures ont la vie dure et les capacités d’adaptation technique des gens du Souf. Le pays peut vieillir très lentement, ou peut-être revivre ailleurs grâce à l’utilisation de nouvelles ressources en eau.

 

 


[1] C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il y a une « colonie française » à El Oued.

 [3] Duveyrier, document intéressant. Indique le rôle commercial de Tunis et de Gabès et l’insignifiance de la route actuelle (Biskra-Alger).

 [4] G. Fay ; source de toute notre documentation sur les Soufis des centres de la Compagnie de Gafsa.

 [5] Proportionnellement, l’abondance règne chez les mineurs émigrés.

[6] J. Despois, Mission scientifique du Fezzân, 1944-1945. III. Géographie humaine, Alger, impr. de Imbert ; Paris, P. Lechêvalier, 1946, p. 229 et suite. R. Capot-Rey  : Problèmes des oasis algériennes. C.N.R.S. Alger 1944  (conclusion).

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