1962: esquive loin du Maghreb, découverte du Mexique

1962 et la fin de la guerre d’Algérie : une page tournée, esquive loin du Maghreb, découverte du Mexique

(avec en annexe les réflexions sur le Mexique de Mohamed Harbi, historien, octobre 2014) 

Algérie coloniale: près de Biskra, Ouled Djellal vers 1947, Claude Bataillon

Algérie coloniale: près de Biskra, Ouled Djellal vers 1947, Claude Bataillon

Pour célébrer le cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie, l’Association Coup de soleil a lancé voici un an, au printemps 2012, le projet de réunir des textes de commentaires, souvenirs, évaluations, sur l’année 1962 ? Appel lancé aux écrivains et intellectuels concernés, comme aux membres de l’association (parfois ce sont les mêmes, bien sûr). Le succès de cet appel a retardé la publication sous forme d’un livre pour des textes sélectionnés parmi ceux qui ont été envoyés, trop nombreux. J’avais répondu à l’appel, mais à côté de la question : 1962 fut en effet pour moi, dès janvier, le grand tournant de l’abandon de mes préoccupations maghrébines, jamais oubliées certes, mais sans plus jamais que ce soit le cadre de ma vie professionnelle. Si le nom de mon blog, Alger/ Mexico/ Tunis, créé voici un an en mai 2012, évoque ces trois villes, c’est parce que je n’ai jamais cessé, même aux moments de ma vie où tout était consacré à l’Amérique Latine, de revivre mes expériences maghrébines. Voici donc mon « année 1962 ».

En 1962, je ne savais que très partiellement combien mes attaches étaient profondes avec l’Algérie. Je ne savais pas que mon arrière grand-père paternel Daniel Wahl, juif de Mulhouse, avocat de formation, avait fait toute sa carrière de fonctionnaire de préfecture entre Alger et Constantine. Je ne savais pas plus qu’un cousin Jousset de ma mère était colon quelque part du côté de Skikda/ Philippeville.

Je ne savais pas non plus que le grand-père de Françoise Rodière (ma femme), à Guelma, avait un lien étroit avec un algérien fondateur du FLN, né en 1922 et tué en 1956 (voir Boujemaa Souidani dans ce blog, octobre 2012). Ni que ce grand-père, Gaston Rodière, avocat et bâtonnier de l’Ordre pour sa ville, avait en mai 1945 protesté contre l’action des milices du « boucher Achiary », le sous-préfet, ni qu’il avait connu de près le début véritable de la guerre d’Algérie en 1955 (Skikda- Philippeville, mais aussi Guelma). Je ne savais pas qu’au printemps 1962 Jean Rodière, l’oncle de Françoise, avait été agressé physiquement et avait eu ses bureaux d’avocat saccagés, d’un côté par l’OAS et de l’autre par le FLN.

Certes, je savais que mon père était un « libéral » en politique algérienne, mais pas qu’il avait écrit en 1937, depuis Alger où il était professeur d’espagnol à l’université, un des seuls articles « académiques » approfondi sur le projet de statut des musulmans Blum- Violette (voir sur ce blog, septembre 2012 http://alger-mexico-tunis.fr/?p=192), article favorable à cette réforme (jamais votée), resté en mémoire de Paul Rivet en 1956 quand il bascule avec Soustelle en faveur d’une « Algérie française ». Je ne savais pas que c’est sur le problème colonial que mon beau-frère, Claude Lefort, avait écrit l’un de ses premiers articles politiques (Temps Modernes 1947), qu’il y réfléchissait en 1960- 1962, que ce problème le préoccupait presque autant que celui du stalinisme en Europe de l’Est.

1957, Claude Bataillon en service militaire... en métropole

1957, Claude Bataillon en service militaire… en métropole

Je savais que le Plan de Constantine, ses investissements, ses recrutements par centaines de milliers de salariés publics à côté de ceux de l’armée française, ses réformes administratives à la Potemkine, avaient en 1960 bouleversé de fond en combles une Algérie « traditionnelle » que j’avais connue en 1953 dans le Souf où mon frère ainé était alors administrateur de commune mixte (voir sur ce blog les trois articles sur le Souf postés en février 2013 http://alger-mexico-tunis.fr/?p=474). Je croyais à une indépendance négociée, depuis mon poste de professeur de lycée au Maroc à peine indépendant, apportant mon minuscule caillou au tumulus de « la paix en Algérie » en signant (printemps 1959) un manifeste oublié « des 481 » français vivant au Maroc.

Je savais que mon frère ainé,  Pierre, gérait au Sahara la fin d’une administration dans une zone assez peu conflictuelle (de nombreux instituteurs français à l’automne 1962 y reprennent leur classe « normalement ») ; de cette fin de carrière précoce (1946-1962) il ne dira ni n’écrira rien, il a sans doute détruit ses agendas de l’époque, pour éviter de compromettre des amis dans l’ambiance de suspicion,  OAS contre services de renseignement gaullistes de l’époque. Mais je ne savais pas qu’en 1955 il avait participé à la contre- guérilla aux confins des Nememchas, risquant de tuer et d’être tué.

Pour l’année 1962 elle-même, je ne savais pas que pendant l’été le chef de travaux des installations de lignes électriques à El Oued (Souf, Sahara algérien frontalier de la Tunisie) poursuivait « normalement » les travaux de son entreprise (François Renaud, mort en 2009), qu’il s’entendait bien avec les autorités algériennes nouvellement installées au bordj : il leur prêtait un véhicule (eux n’en avaient pas), ils prenaient ensemble l’anisette. Il leur fit remarquer les clameurs des harkis parqués à côté, battus (peut-être à mort), par qui ? Ces autorités firent remarquer qu’ils n’y pouvaient rien, que leur très faible effectif armé n’avait aucun pouvoir réel ; à côté le détachement de la Légion étrangère caserné tout près, lui non plus, ne faisait rien.

Pour moi la tension était extrême entre mes deux ainés admirés, mon frère « colonialiste » réformateur profondément honnête et homme de terrain engagé auprès de populations sahariennes dont il était l’anthropologue, ce que je voulais être, et mon beau-frère « révolutionnaire », tiers-mondiste lucide, ce que je voulais être aussi.

***

Pendant les sept ans, ce conflit algérien m’a poursuivi, sans que jamais j’y sois affronté de face. En tant qu’appelé à faire mon service militaire, j’aurais voulu choisir entre deux positions héroïques : ou bien déserter, et c’était un exil hors de France pour un temps indéfini, sans Françoise, ma femme, sans mon métier à peine amorcé ; ou bien devenir officier de SAS, montrer qu’une autre politique était possible, puis, si c’était irréalisable, témoigner en prison pour un temps indéfini après avoir dénoncé la guerre intolérable, avec autant de panache que Jean Jacques Servan Schreiber.

J’ai en fait choisi ma famille et le moindre mal, comme bien plus des neuf dixièmes des garçons de mon âge : je me suis marié en décembre 1954 à la mairie de Kouba (Alger- banlieue) et on nous a vivement déconseillé, à Françoise et moi, d’aller faire du tourisme en Kabylie les jours suivants : rien que des incidents, certes, mais quand même… A l’été 1955, la vraie guerre ayant commencé autour de Skikda (Philippeville), j’ai prolongé mon sursis d’incorporation militaire d’un an et pris mon poste d’enseignant débutant au lycée du Havre : selon mes conseillers, le conflit allait se conclure rapidement… Mais à l’automne 1956 je ne pouvais que partir au service militaire, à 25 ans, évitant de justesse l’école d’officier qui m’aurait envoyé au plus vite encadrer la troupe en Algérie. Après un semestre d’instruction, j’ai obtenu une « planque » de géographe dans un bureau de l’armée à Paris et y suis resté un an, sans cesse hanté, comme mes camarades, par la menace permanente d’aller dans cette Algérie pour y risquer de tuer et d’être tué. En mai 1958, Françoise ayant accouché de notre second enfant, j’étais « dégagé des obligations militaires », alors que mes camarades prolongeaient leur service d’un an au moins « au delà de la durée légale », selon la formule administrative. Dès l’automne 1958, pour trois ans, Françoise et moi sommes partis enseigner à Casablanca en lycée, découvrant le métier post-colonial de coopérants, témoignant qu’au Maghreb existait une solution autre que la guerre, militant sans risque et fort modestement pour cette « paix en Algérie » qui mettait si longtemps à s’imposer à l’opinion française. J’avais sans doute en tête de retourner en Algérie dès que celle-ci serait libre… quand ? En attendant, la charge de secrétaire- coordinateur pour un livre commandé par l’UNESCO sur le nomadisme au Sahara m’a donné l’occasion de revoir Alger quelques jours à l’automne 1959, puis pour deux semaines au printemps 1960 de « revisiter » le Sahara algérien, à El Oued et à El Golea : la guerre, arrière-fond partout, ne gênait qu’indirectement les déplacements ; alors que tout le monde du côté français essayait d’imaginer l’après guerre aussi inéluctable que proche, mais quand ? l’argent coulait à flot : de l’armée, du Plan de Constantine, des pétroliers, mais pour combien de temps ?

La fuite en avant face à l’ingérable incertitude,  et devant le sentiment d’impuissance, fut d’aller chasser sur les terres de mon père, cette Amérique latine dont cet hispaniste s’était fait l’historien : de 1948 à 1962 il n’a cessé d’y explorer (pour le XVIe siècle…) les conflits entre puissance colonisatrice et créoles « sur le terrain » (comme des affaires de pieds-noirs), comme les problèmes de l’universalité de la parole divine dans des sociétés coloniales qui se constituaient dans la violence vis-à-vis des « indigènes » dont on découvre que ce sont des hommes.

En janvier 1962, on savait que « la paix en Algérie était imminente… mais quand ? Françoise et moi sommes partis à Mexico pour un séjour qui durera quatre ans. C’est sans doute le moment où j’ai effacé de ma mémoire les images familières que j’avais d’Alger, son Telemly, son université, son centre ville. A peine est restée l’image de la mosquée du port (qui sert de bandeau pour illustrer le présent blog). Bien sûr, je ne me suis aperçu de cette amnésie que bien plus tard, quand j’ai voulu retrouver ces images.

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Tout en découvrant au plus vite le Mexique, puis en m’emparant de ce pays et de sa capitale, j’ai mis plus d’un semestre à effacer mon regret du Maghreb, de Casablanca. Mon contrat, comme professeur- chercheur à l’Institut Français d’Amérique Latine (IFAL), était d’entreprendre des recherches de géographie humaine sur Mexico et ses environs, mais aussi d’enseigner à l’Université, donc avant tout d’apprendre vite et bien l’espagnol (l’écrivain et traducteur G.A. Goldschmidt dit que « on n’apprend pas une langue, on tombe dedans »). Alors que mon apprentissage scolaire du latin, du grec et de l’allemand avait été médiocre et réticent, que mes efforts à Casablanca pour apprendre la darija marocaine avaient été brefs et infructueux (aucune occasion sérieuse et suivie de pratiquer cette langue), ce fut une victoire pour moi de m’approprier en un semestre l’espagnol « de base » parlé au Mexique, comme l’espagnol écrit « académique ».

Mexico, fin 1962, le couple Bataillon, Françoise et Claude, "coopèrent" à l'Institut Français

Mexico, fin 1962, le couple Bataillon, Françoise et Claude, « coopèrent » à l’Institut Français

Reporter sur le Mexique mon amour du Maghreb a pu se faire grâce à des correspondances entre ces sociétés, correspondances réelles certes, mais plus encore pensées dans une vision du Tiers-Monde comme lieu du changement modernisateur, par la Révolution, ou… la réforme. Parmi les sociologues français de passage à Mexico où je les ai rencontrés, je ne sais plus si c’est Luis Mercier Véga ou Georges Friedmann qui m’a fait savoir que des assesseurs du gouvernement algérien cherchaient à percer les mystères du Parti Révolutionnaire Institutionnel mexicain (PRI) : après une révolution longue et sanglante, comment en 1929 le Mexique avait-il institué sous le nom de PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) un régime politique stable pendant plus de trois décennies, peut-être plus ou moins démocratique et de ce fait honorablement accepté par les Etats-Unis et par la « communauté internationale », préservant les acquis fondamentaux de la révolution … et surtout les avantages acquis de la « famille révolutionnaire », club des vainqueurs de la première révolution du XXe siècle ? Il était clair que les algériens vainqueurs après sept ans de guerre avaient besoin d’une recette politique stable, pacificatrice, capable de donner sa part à chaque faction en lutte pour le pouvoir et de générer le développement du pays.

Le Mexique était aussi un exemple potentiel par sa réforme agraire, dont la compréhension était une de mes tâches de géographe. Après deux générations de transferts fonciers, par à coups successifs, pour la moitié des terres cultivables, quelle était la société rurale, quel était le développement agricole, au profit de qui ? Là encore, y avait-il des modèles utilisables, pour des exploitations collectives aux mains des communautés agraires, ou pour de moyens tenanciers d’exploitations individuelles ? L’Algérie avait à remodeler l’usage de près de la moitié de ses terres agricoles, et les meilleures, après le départ des pieds-noirs.

Enfin le Mexique, exportateur de pétrole important dès la fin du XIXe siècle, avait su s’affronter aux compagnies (essentiellement anglaises) en 1938 pour nationaliser ses hydrocarbures. L’Iran de Mossadegh, lui, avait échoué, en 1951-1954, dans un projet similaire. Comment le Mexique, avec des sociétés nationales pour le pétrole, les chemins de fer, l’électricité, assurait-il à pas de géants le développement de son énergie, de ses transports, pour quelle industrialisation ? L’Algérie nouvelle était, grâce à « son » Sahara (objet de près de deux années de guerre supplémentaires dans sa négociation avec la France) une toute nouvelle puissance pétrolière et gazière. Comment allait-elle utiliser cet atout formidable pour créer un tissu industriel assurant son indépendance et forgeant une société moderne de salariés, ce que le Mexique semblait réaliser en ces années 1950 et 1960 par ses industries de biens de consommation dites « de substitution d’importations », alors qu’on prônait dans l’Algérie nouvelle des industries lourdes réputées « industrialisantes » ?

A Mexico, en 1962, j’ai été accueilli avant tout par des espagnols républicains réfugiés dans ce pays, arrivés parfois après un internement en Algérie suivi d’un départ par le Maroc, entre 1938 et 1941. Leur expérience de l’« accueil » que leur avait réservé la France était plus que mitigé. Ils étaient certes nombreux dans les affaires, mais plus encore ils étaient installés une génération plus tard dans l’intelligentzia mexicaine : universités, édition, monde littéraire et artistique. Ils formaient une part importante du personnel, autant que du public de l’IFAL (Instituto Francés de América Latina) dont j’étais enseignant-chercheur. De quoi réfléchir au rôle des expatriés et autres coopérants dans une société « en développement », rôle que j’avais renoncé à jouer au Maghreb, où tant de mes amis vivaient, parfois tout nouveaux pieds-rouges dans l’Algérie de la fin de 1962.

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 En date du 31 octobre 2014, le journal Le Monde publie quatre pages de réflexions, 60 ans après le déclenchement de la guerre d’Algérie, avec un entretien de l’historien algérien Mohamed Harbi, le plus pénétrant des analystes algériens de la « révolution algérienne ». Celui-ci propose un parallèle entre révolution algérienne et révolution mexicaine: même destruction des élites, même prise de pouvoir par de nouvelles couches plébéiennes issues du conflit armé, même montée massive d’une population de ruraux déracinés urbanisés dans le plus grand désordre. Il compare Zapata aux colonels algériens. Dans les deux pays, les intellectuels jouissent d’un prestige international paradoxal, car ils sont très profondément influencés par la « métropole » voisine, Etats-Unis d’un côté, France de l’autre.

Faut-il préciser qu’à ce moment, à peine depuis un an au Mexique, je n’avais pas la possibilité de suivre de près l’évolution dramatique d’un pouvoir algérien qui s’improvisait dans de violents conflits ? En ce temps de transports lointains fort coûteux, à peine quelques exemplaires du Monde arrivaient par avion à Mexico et je n’avais ni l’argent pour l’acheter… ni le temps de le lire. Et mon préjugé favorable de principe en faveur de l’Algérie nouvelle laissait celle-ci dans un halo d’espoir incertain. A l’interrogation, lancinante pendant sept ans, « c’est pour quand ? », se substituait l’affirmation « c’est maintenant que là-bas, algériens et pieds-rouges, ils forgent ce nouveau pays » – sans moi.

 

 

 

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