Sahara algérien au milieu du Xxe siècle : quelle administration ?

 

Sahara algérien au milieu du Xxe siècle : quelle administration ?

Pierre Bataillon, 2013, Verrières-le-Buisson (photo Claire bataillon

Pierre Bataillon, 2013, Verrières-le-Buisson (photo Claire Bataillon)

 

Pierre Bataillon (8 avril 1925- 19 février 2014)

 

 Les témoignages sur le quotidien des administrations coloniales sont peu abondants, en dehors des versions romancées[1]. Jean Clauzel a réuni sur ce sujet une série de textes où l’Afrique du Nord est très peu représentée[2]. On y parle de la conquète (souvent par la voix des militaires), des

Photo de la classe de colo, Lycée Henri IV, Paris, 1942-43

Photo de la classe de colo, Lycée Henri IV, Paris, 1942-43

 

1942-43, détail

1942-43, détail

 

même photo, list des personnages, 1942-43

même photo, liste des personnages, 1942-43

 

liste des personnages, détail

liste des personnages, détail

politiques de développement (plus souvent par la voix des civils). C’est l’anthropologie des rapports quotidiens entre administrés et administrateur qu’on trouve le moins souvent. On doit se souvenir que les territoires les plus lointains, les plus « exotiques », étaient les plus appréciés par ces administrateurs. Au contraire, l’Afrique du Nord apparaissait comme un monde trop proche, trop pris dans les contraintes de la politique et de l’administration « à la française », et particulièrement l’Algérie, où la fin dramatique de cette administration a été marquée par les années de politique fiction de la guerre civile. C’est ce monde qu’a connu Pierre Bataillon, qui n’a pas écrit de témoignages sur ses  quinze ans de Sahara algérien (1947-1962).

Pierre Bataillon, 1946

Pierre Bataillon, 1946

Il était le second enfant  (sur quatre) de Marcel Bataillon, qui fut professeur de littérature espagnole à l’Université d’Alger de 1929 à 1937 et à cette époque actif militant du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes et du Front Populaire ( http://alger-mexico-tunis.fr/?p=192 ).

Pierre Bataillon, dès Alger puis à Paris, fut marqué par la pratique du scoutisme aux Eclaireurs de France, qui lui permettent d’être heureux en échappant à trop de ville. Il s’y impose parce qu’il est le chef de chœur, celui qui bâtit les grands feux de camp… et celui qui impose rigoureusement les règles d’hygiène.

Pierre Bataillon, Ouled Djellal, 1949

Pierre Bataillon, Ouled Djellal, 1949

Après la réussite, à Paris, au bac de « philo » en 1942, Pierre choisit d’entrer en prépa « colo » à Henri IV : bien sûr il ne sait rien de ce que sera le métier d’administrateur de la « France d’Outre-Mer », en ces années 1943 et 1944, au plus noir de l’occupation d’une France coupée de ses colonies, quand la guerre est de plus en plus mondiale. Cet élève qui semble n’avoir guère été passionné par les études, s’il y était appliqué, se souvient d’un prof de français : Georges Pompidou… Avec un groupe de camarades de « colo » (dont Maurice Lacoste et Jean Clauzel), il prend le maquis le 6 juin 1944 en Sologne, évitant par chance, de quelques heures, le massacre de Saint Viâtre (« ferme du By »). Il se cache là pour un trimestre de « maquis », qu’il décrit comme une parenthèse bien peu militaire : ils « encadraient » surtout de jeunes pré-délinquants évadés d’un « centre de redressement », dans un groupe où presque personne n’avait la moindre expérience du combat de guerilla, ni d’armes d’ailleurs pour un tel combat. Dès l’automne, il commence  dans la France libérée ses deux années de formation à l’Ecole coloniale (1945 et 1946) : outre les matières scolaires qu’il connaît déjà, du droit (qui l’ennuie), de la géographie coloniale, un apprentissage de l’arabe du Tchad. Bien qu’affecté à la section Algérie, selon son classement d’entrée à l’Ecole, il espère (grâce à cet apprentissage, comme grâce au sujet  « sud-saharien » qu’il choisit pour son mémoire de fin de scolarité)  être affecté comme ses meilleurs amis (Clauzel, Lacoste) à l’Afrique Occidentale : c’est le monde éloigné « primitif » qui le tente, pas les complications des départements algériens, même s’il sait sans doute bien peu qu’ils sont entrés en ébullition violente au printemps 1945. Jusqu’en 1949, il cherche un poste dans le Tchad sahélien.

A 21 ans, début 1947, il est affecté comme administrateur stagiaire à la Commune mixte de Djelfa. Dans un pays en proie au typhus et à la famine, il découvre le monde nomade, en particulier en accompagnant la migration estivale des troupeaux et de leurs éleveurs vers le nord : au Sersou (Tiaret) où ils sont à la fois main d’œuvre pour les moissons et utilisateurs des chaumes pour leur bétail. Deux ans plus tard il participe à la mutation qui donne de plus en plus au sud une administration civile en zone saharienne, après l’administration militaire qui y a été installé lors de la conquête : trois ans (1949-51) comme administrateur adjoint à Ouled Djellal, oasis du sud Constantinois. Il y rencontre Nadi Aris, infirmière qui vient là au sein d’une équipe de l’ONU en tournée de vaccination anti-tuberculose (BCG) : ils se marient à Pau en été 1950.

Puis Pierre est administrateur adjoint pendant sept ans  (1951-58) dans la Commune mixte d’El Oued : c’est clairement dans ce pays du Souf qu’il enracine le plus sa familiarité avec le Sahara. Il approfondit sa connaissance des langues arabes locales, en particulier auprès de la « tribu » des Rebaia[3]. Il parcourt chaque fois que possible les zones de pâturages de l’Erg Oriental pour y rencontrer les groupes d’éleveurs qui accompagnent leurs troupeaux de chèvres, brebis et chameaux. Il participe à la mise en place du cadastre des palmeraies du Souf et s’intéresse au droit foncier si particulier qui s’y attache. Il suit aussi l’établissement d’un état civil « moderne », qui implique le recours aux anciens qui, de mémoire orale, connaissent les généalogies des familles sur plus d’un siècle. Ces mêmes anciens lui livrent les chronologies orales des événements locaux des différentes « tribus » du Souf. Il pratique aussi, bien sûr, cet exercice de la justice civile semi-coûtumière connue sous le nom de chikaia, où l’adminstrateur, assisté de son interprète (il n’en avait guère besoin), sur le terrain, écoute les parties en litige et tranche « selon la coûtume », sans souci de législation formelle, musulmane ou française. Les trois premiers enfants de Pierre et Nadi (Françoise, Marie-Anne, Claire) débutent leur vie au Souf[4].

Pierre Bataillon, 1961, El Golea (le képi "symbole" du pouvoir, pour ceux qui succèdent directement aux officiers d'affaires indigènes)

Pierre Bataillon, 1961, El Golea (le képi « symbole » du pouvoir, pour ceux qui succèdent directement aux officiers d’affaires indigènes)

C’est au milieu de ce long séjour que Pierre est pris dans la guerre civile algérienne, dont il vit la fin dans un nouveau poste plus au sud : il dirige la Commune mixte d’El Golea en 1959-62. Quand a-t-il réalisé que le Sahara algérien, comme le reste du pays algérien, allait vers une indépendance aux forceps, sans les transitions ménagées dans le reste des morceaux de l’Empire français ? Quelle qu’ait été la loyauté de Pierre vis-à-vis de gouvernements qui menaient la sortie de la crise algérienne dans un double langage permanent, il a inévitablement côtoyé les milieux « Algérie française », y compris ceux de l’OAS. Il s’est aussi confirmé dans l’idée que le monde de la politique, lié à celui de la presse, est à ses yeux profondément malsain, aux mains de manipulateurs qui subvertissent la vie des gens que seule une société stable peut satisfaire. S’il a peu de respect pour les politiciens français, il n’en a pas plus pour les révolutionnaires algériens, dont il entend le double langage, différent en arabe et en français, aux radios du Caire ou de Tunis.

***

A l’automne 1962, Pierre est dans une situation que peu de fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur connaissent. La plupart des anciens administrateurs de l’ « Union française » qui le souhaitaient ont été intégrés dans l’administration préfectorale à la fin des années 1950, de même que beaucoup d’anciens contrôleurs civils du Maroc ou de Tunisie ont été absorbés par les Affaires Etrangères. Avec les cascades de réformes administratives multipliant en Algérie les préfectures et sous-préfectures après 1954, la plupart des administrateurs de communes mixtes sont aussi entrés dans l’administration préfectorale. Que faire de la poignée d’administrateurs du Sahara algérien « non préfectoralisé » ? Il faut à Pierre quelques mois pour trouver un point de chute dans l’administration du développement rural au département du Morbihan (Mauron puis Vannes, 1963-65), puis à Rennes (1966-69). C’est seulement tard que Pierre entre dans l’administration préfectorale : il est affecté  (1970) en Saône-et-Loire, comme un débutant sorti de l’ENA, à 45 ans : Mâcon, Louhans. Puis trois ans à Montluçon, quatre à Châlon-sur-Marne (1978-82).

Sans doute, animé par le désir d’en finir avec le nomadisme des sous-préfectures successives, il est nommé à Paris en 1982 au Ministère de l’intérieur, chargé pendant trois ans de la mise en ordre des œuvres sociales du ministère, puis en 1985 il passe à la Direction de la Sécurité du Territoire (DST), où il assure une sorte de secrétariat général, chargé entre autre de la modernisation informatique du service, sans être semble-t-il engagé dans les tâches de renseignement proprement dites.

 

Pierre Bataillon, 2013 (photo Claire Bataillon)

Pierre Bataillon, 2013 (photo Claire Bataillon)

Dès son arrivée à Paris, Pierre reprend ses études d’arabe aux « Langues O » (Institut National des Langues et Civilisations Orientales = INALCO). A sa retraite en 1990 il s’y inscrit formellement pour un cursus qui le mène à la maîtrise. Il traduit et publie le roman saharien du Libyen Ibrahim Al Kouni Le saignement de la pierre. Il traduit ensuite un roman beaucoup plus volumineux du même écrivain… pour lequel l’éditeur avec qui il avait signé un contrat se défausse. Il n’a pas souhaité écrire de récit de ses expériences professionnelles, en particulier au Sahara. Les liens de Pierre avec ce Sahara ne se sont jamais dénoués. Il garde le contact avec un réseau d’amis du Sahara algérien, soit sur place, soit immigrés en France : en particulier il anime dès fin 1962 une association d’aide aux « harkis » du Souf.


[1] Peu connu, le livre de Jean Clauzel à propos du Mali : L’homme d’Amekessou, 1998, Paris Ibis Press, 188 p. [compte rendu de Edmond Bernus dans Journal des africanistes, 70, 1-2 2000, p. 390-391].

[2] La France d’Outre-Mer 1930- 1960, Témoignages d’administrateurs et de magistrats, Paris, Karthala, 2003. Voir aussi, sous la direction de Edmond Bernus, Pierre Boilley, Jean Clauzel, Jean Louis Triaud: Nomades et commandants, Administration et sociétés nomades dans l’ancienne AOF, Karthala 1993, http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/b_fdi_03_05/37788.pdf .

[3] Il buche ce dialecte grâce à la langue très parente des Merazig, déjà travaillée dans le livre de Gilbert Boris Documents linguistiques et ethnographiques sur une région du sud Tunisien (Nefzaoua), Imprimerie nationale de France – Adrien Maisonneuve – Paris – 1951, 272 p., 8 pl.phot., grande carte depl., textes en arabe et français – Pour Pierre les Rebaia sont les nomades les plus authentiques qu’il fréquente.

[4] Voir ce que Claude Bataillon a tiré professionnellement de la présence de son frère au Sahara :

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=486 , http://alger-mexico-tunis.fr/?p=474  ,

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