Relire une bibliothèque : dinosaures mexicains
Une bibliothèque personnelle de travail contient des ouvrages précieux : en quoi ? Très peu de livre sont introuvables ailleurs, ou presque, parfois même introuvables à la bibliothèque du dépôt légal officiel du pays producteur, en particulier tout ce qu’on a appelé littérature grise dans les années 1960- 1990 : faut-il les garder précieusement ou les donner à une bibliothèque publique ? laquelle ? la plus sûre ? la plus fréquentée ou la mieux fréquentée ? Peu nombreux aussi sont les ouvrages fondamentaux « indispensables au quotidien » : dictionnaires, encyclopédies, manuels. Tout cela est submergé par la vague de google et de son fleuron wikipedia et je me sers tout le temps du premier, comme du second, que je me plais à alimenter. Mais les vieux fondamentaux sont les témoins de leur époque, dont les nouveaux médias se soucient modérément : voyez sur wikipedia, hors des « grands auteurs », combien les moyens auteurs sont mal servis, s’ils ne sont pas assez contemporains pour écrire eux-mêmes leur notice ou avoir un ami ou un disciple vivant pour le faire. Plus nombreux sont les coups de cœur, livres que j’ai aimés (et que souvent j’aime encore) : ce livre, parce qu’il m’a ouvert des territoires inconnus, mais aussi pour des raisons plus personnelles. J’aime son auteur, parfois je l’admire, y compris pour un livre raté. J’ai participé à la fabrication de cet autre livre : bien sûr si je l’ai écrit, mais parfois autant si je l’ai suggéré, organisé, dirigé, conseillé, réécrit, traduit, si j’ai aidé à trouver l’éditeur ou l’ai édité sous ma responsabilité. Ce sont mes enfants, légitimes ou non que ces livres-là. Et puis il y a tous les autres, bien plus nombreux, achetés et parfois lus longtemps après, reçus en cadeau, hommage, service de presse et parfois rangés et toujours en attente du moment de les lire : faut-il les garder par respect ou par remord ?
Commençons par deux dinosaures fondamentaux qui m’ont sans doute été signalés par Guy Stresser Péan à la fin des années 1970, achetés vers 1983. Le diccionario de mejicanismos, de Francisco J. Santamaría, dans sa troisième édition, Porrua S. A., 1978, reproduit l’ouvrage initial de 1959, augmenté de 21 p. en 1960 : 1207 pages et quelque 36000 occurrences. Depuis, autour de 2010 sont parus deux dictionnaires de l’espagnol mexicain (des polémiques, avec Gabriel Zaid entre autres, à ce sujet dans Letras libre). Chez Santamaría, multiples variations sur les usages du castillan mexicain par rapport à ceux d’Espagne et des autres nations hispanophones d’Amérique, mais surtout un corpus de noms de plantes, de lieux, d’objets, d’ethnies et plus encore une recherche de tous les mots indigènes incorporés dans les parlers de toutes les régions comme de la capitale. Au moins neuf sources « ethniques » recensées, mais l’important est de noter la part de celles-ci dans le melting pot mexicain : pas de mazahua, presque pas d’otomi ni de mixtèques alors que ce sont des groupes démographiquement essentiels, mais marginalisés de tous temps au cœur du pays, un peu de mots « périphériques » (cora, soque, yaqui), des tarasques en nombre, une foison de mayas et de zapotèques et surtout une prédominance écrasante des aztèques / nahuas, c’est-à-dire de la lingua franca de « l’empire » aztèque, répandue aux quatre vents par les auxiliaires et colons des conquérants espagnols. Le supplément ajouté par l’auteur en 1960 avant de mourir en 1963, à 77 ans, comporte très peu de nouveaux mots « ethniques », mais surtout des mots du nord ou des Etats-Unis, ou de la langue « vulgaire » telle qu’elle se diversifie au jour le jour. Personne ne propose de vendre le
Santamaria sur google. Par contre on trouve (association d’idées) chez Amazone le Antonio Alatorre, Los 1.001 años de la lengua española, un livre d’abord écrit par Antonio (1921- 2010) pour une édition de luxe dans les années 1980, parce qu’il avait besoin d’argent… puis devenu un livre de vulgarisation essentiel, précieux parce que destiné au grand public et non aux seuls linguistes.
Le Diccionario Porrua (historia, biografía, geografía de México) en est à sa 6e édition en 1995 : sans doute le marché électronique a tari les profits de Porrua S.A. pour empêcher des éditions postérieures de ce monument, conçu en 1964. J’ai en main la 4e édition, de 1976. C’est un ouvrage dans le filon de l’affirmation de l’identité nationale mexicaine, sous le patronage du père des études du nahuatl au Mexique (Angel María Garibay 1892-1967), coordonné par Felipe Teixidor (1895- 1980), catalan émigré à Mexico en 1919. Les seize collaborateurs sont les personnages en vue de l’histoire, de l’archéologie, des études littéraires, artistiques, géographiques vers 1960 à Mexico. Le livre dépasse 2700 pages dans son édition de 1976, avec quelque 16000 notices. C’est tout le panthéon de l’histoire « de bronze » mexicaine, hommes et événements depuis le XVe siècle, ce sont tous les lieux connus ou simplement administrativement identifiés (localisation, population à diverses dates, événements notables), mais aussi les associations, mouvements et partis, les monuments, plantes, ethnies. L’édition de 1970 a ajouté de l’économie sous forme essentiellement de firmes, d’entreprises et de services publics recensés. Un travail de décodage permettrait de voir quels événement sont sélectionnés, quels personnages ou quels lieux font sens dans cette forge de la patrie mexicaine.
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