Michel  Drain Mothré: SOUVENIRS D’UN JEUNE FRANÇAIS: FRANCE ALGERIE  (1956-1959)

Mon ami Michel confie à mon blog un texte important : peu d’anciens « appelés » à la guerre d’Algérie ont rédigé, et moins encore publié, les souvenirs des mois passés là-bas. Michel Bibard m’a déjà confié ses textes : http://alger-mexico-tunis.fr/?p=784un succès d’« édition » ! Ici je replonge dans le milieu professionnel des géographes pris dans cette guerre que je n’ai pas faite. J’en avais dit deux mots dans un livre collectif [Géographes Génération 1930,p. 58-59, PUR 2009]. J’en ai retrouvé d’autres traces, très proches de celles de Drain, dans le volume tout récent de Jean François Troin Carnets de géographie anecdotique : ce que les géographes ne disent pas. Editions Petra, collection Alter-Narratives http://alger-mexico-tunis.fr/?p=1957. Dès 2014, Michel Drain m’a confié une « nouvelle  » ibérico- américaine:http://alger-mexico-tunis.fr/?p=887

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Peu de temps après la fin de la seconde guerre mondiale l’écho d’évènements inquiétants parvint en France depuis ce que l’on appelait encore l’empire français. On se souvenait à peine que les peuples divers qui y vivaient participèrent activement à la lutte contre l’Allemagne nazie sur les fronts d’Afrique, d’Italie, de France et d’Allemagne, au sein de la nouvelle armée française. A défaut de reconnaissance, ils attendaient l’abolition du régime colonial. Il n’en fut rien. A la place d’une transition intelligente, ce fut la guerre d’Indochine La lourde défaite de l’armée française ne modifia guère les mentalités de nos politiques. Si l’on finit par négocier avec la Tunisie, l’Algérie dont 10 % de la population était d’origine européenne, fut présentée comme une partie inhérente de la France. Ce fut alors une nouvelle guerre inexpiable, proche de nous cette fois et pour laquelle on fit appel au contingent. La démoralisation de notre jeunesse qui en résulta est évoquée ici au cours des péripéties d’un jeune professeur entre 1956 et 1959. En dépit de la terrible épreuve qui nous avait été infligée en 1940, une large partie de nos « élites » conservaient des mentalités anachroniques. On pouvait dire d’eux, comme on disait des émigrés de retour à l’issue de la période révolutionnaire : « qu’ils n’avaient rien compris ni rien oublié. »

Chapitre premier : Algérie aller et retour

L’été 1956, j’étais tout à la joie d’avoir réussi le concours de l’agrégation. L’usage voulait alors que les lauréats choisissent parmi les postes disponibles, selon l’ordre de leur classement. Or, cette année là, on ne comptait que douze reçus en géographie, soit moins que le nombre de postes vacants. Il s’en trouvaient donc de très attrayants. Pour le sursitaire que j’étais, le Prytanée militaire de La Flèche était une aubaine puisque le temps passé comme professeur y comptait pour le service militaire et cela au moment où le temps « sous les drapeaux » venait d’être porté à dix-huit mois. Les « évènements d’Algérie » se révélaient en effet comme une véritable guerre. Mon choix ayant été retenu, j’ai passé d’heureuses vacances. Pourtant, fin septembre, j’ai reçu une nomination au lycée de Bône. J’ai cru à une erreur et je suis allé au ministère de l’éducation nationale pour éclaircir la question. L’inspecteur général François me reçut courtoisement, plus en général qu’en inspecteur, debout devant une immense carte d’Algérie piquetée de plots de couleurs. Il me dit qu’il comprenait ma déception mais hélas ne pouvait faire autrement. Il devait pourvoir les postes vacants avant la rentrée prochaine et, cette année, les candidats titulaires d’une licence ne se pressaient pas en dépit des avantages financiers et promotionnels qui leurs étaient proposés. Il avait donc eu recours au vivier des lauréats des concours de l’État, tenus d’accepter ce qui leur était offert. Il prit un air complice pour me dire qu’il partageait le point de vue selon lequel l’Algérie était encore un pays colonial mais ce fut pour ajouter que le gouvernement était cette fois bien décidé à changer la donne et que le vote par le Parlement de pouvoirs spéciaux lui en avait donné désormais tous les moyens.

– « Vous reconnaîtrez me dit-il que cela demande un effort considérable de tous, dans tous les domaines, notamment l’enseignement, et que vous devez aussi vous y engager. »

-« Je reconnais volontiers qu’après tant d’années de colonisation il y a beaucoup à faire pour  changer ce régime. Je m’y engagerais avec conviction si je pensais que cela puisse aboutir. Mais la réussite nécessite d’abord le rétablissement de la paix et la suppression du régime colonial, l’un ne va pas sans l’autre. Or, suite au mauvais accueil qui lui fut réservé il y a quelques mois, le président du conseil s’est rangé au côté des ultras et a choisi la répression. Le projet est donc voué à l’échec et vous comprendrez que je ne souhaite pas y participer.»

François me dit alors en confidence qu’il travaillait avec Germaine Tillion qui occupait le bureau voisin du sien.

– « Vous n’allez pas suspecter d’esprit colonialiste l’ethnologue spécialiste de l’Algérie et, de surcroît, grande résistante. Allons lui rendre visite, elle saura vous convaincre. »

J’ai refusé cette offre avec consternation :

– « Je suis désolé que Madame Tillion ne soit plus aussi clairvoyante qu’elle le fut en 1940. Pour ma part je trouve que le vote des pouvoirs spéciaux il y a six mois est aussi scandaleux et accablant que le fut en son temps l’armistice proposé par Pétain. »

« Ecoutez, me dit François, vous débordez du cadre d’une discussion courtoise. Je reconnais que passer à côté du prestigieux Prytanée Militaire peut vous causer une grande déception mais n’allez pas, par dépit, vous insurger contre la politique progressiste du gouvernement. Le vote des pouvoirs spéciaux a fait l’unanimité au Parlement et, en démocratie, vous qui êtes aussi historien, vous savez qu’on ne peut pas avoir raison seul contre tous.

– « L’armistice aussi avait rassemblé une majorité de députés pour voter les pleins pouvoirs à Pétain. Enfin, chez moi, c’est moins la mauvaise manière dont je suis victime qui m’indigne que la politique engagée par mon pays, l’effet de l’une est la raison de l’autre. »

J’avais la conscience soulagée. La belle affaire ! Il ne me restait plus qu’à me retirer, d’ailleurs Monsieur l’Inspecteur Général donnait des signes d’impatience.

– « Maintenant mon ami, je vous conseille simplement de rejoindre votre poste. »

– « C’est ce que je vais faire et je vais aussi résilier mon sursis. Ma nomination devient donc sans objet puisqu’à mon arrivée en Algérie, je serai rappelé en France pour être incorporé dans l’armée. »

– « Bon ! Ce qui compte pour moi c’est que vous soyez à votre poste le jour de la rentrée. »

– « Mais si je pars une semaine seulement après mon arrivée ? Ce sera un aller et retour en avion sans utilité et un coût administratif supplémentaire et sans objet. »

Le fonctionnaire d’autorité me répondit par un geste d’humeur et m’ouvrit aimablement la porte de son bureau.

J’ai pris peu après l’avion pour Bône. Le lycée était encore fermé et rien n’était prévu pour accueillir les enseignants. Les hôtels étaient remplis de familles de militaires et j’ai dû me contenter d’un logis où puces et punaises avaient pris pension avant moi. La ville était alors en état de choc. Un mois plus tôt, le 19 août je crois, en réplique à un attentat, un massacre avait été perpétré dans les rues de la ville arabe par des soldats ivres. Un collègue m’affirma en avoir vus briser des crânes contre le rebord du trottoir. Fin septembre en Algérie, il faisait encore une terrible chaleur et j’avais une soif permanente. Accablé et désœuvré, j’allais l’après midi sur le cours Bertagna, m’asseoir au « café de la paix », le mal nommé, pour écrire à ma famille, aux amis, boire une bière et tromper ma détresse. J’ai pensé à mes compatriotes clairvoyants de l’an 1940, à leur colère, à leur désespoir face à cette « étrange défaite » ! J’ai fini par trouver une chambre à louer et j’ai acheté un poste de radio afin de m’informer puisqu’une partie des journaux « métropolitains » étaient interdits et que la radio locale diffusait des marches militaires et des slogans du genre : « La Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris. ». Un jour, j’ai capté des chansons d’Yves Montant sur mon poste et je suis resté à les écouter ce qui retarda ma visite au café de la paix. J’y suis arrivé quand des ambulanciers recueillaient encore des corps mutilés. L’attentat qui venait de se produire avait combiné la grenade et le fusil-mitrailleur. C’était peut être la réponse aux frasques des paras et ce qui allait immanquablement déclencher une réplique tout aussi sanglante. C’était cela l’Algérie à ce moment là : un infernal enchaînement de violences incitant à méditer la phrase de Confucius : si la haine répond à la haine, quand la haine s’arrêtera-t-elle ? Pour la plupart de mes compatriotes cette violence était inédite et brutale alors qu’elle était consubstantielle d’une conquête jalonnée de révoltes. Le gouvernement ne trouvait d’autre réponse que d’étendre l’administration jusque là déficiente. On créait par exemple de nouveaux départements dont on édifiait à la hâte les bâtiments administratifs. Et on s’employait à faire « respecter l’ordre républicain », « dans toute sa sévérité ». Pour le reste, on se taisait. La spirale de violence s’enflammait. J’étais très pessimiste sur l’état de ma patrie, saignée par trois guerres franco-allemandes, humiliée par la politique de Vichy et maintenant engagée plus que jamais, dans une nouvelle guerre coloniale après celle d’Indochine. A cela s’ajoutait mon sentiment d’impuissance et mon dégoût de voir que ces choix étaient souscrits par des formations politiques qui se prétendaient de gauche et dont mon père, vieux militant, décida alors de se séparer.

Quelques jours plus tard, mon sursis résilié, je rentrais en France sur le pont d’un transport de troupe et par une bonne tempête. Le 2 novembre 1956, je fus incorporé à Coulommiers dans un régiment d’artillerie antiaérienne coloniale (sic). Il s’agissait d’un régiment disciplinaire dont le statut infamant justifiait un régime particulièrement dur. Il devait ce statut à un tir malencontreux lors de grandes manœuvres durant lesquelles un artilleur maladroit avait failli abattre l’avion d’un général. Ce régiment, désormais dépourvu de canons et de véhicules, avait pour tâche de former le plus rapidement possible l’infanterie requise pour les combats au sol. Comme tous les appelés qui arrivaient je devins un 2 è DST, (« deuxième servant-tireur »). J’avais droit à un costume de toile dans lequel j’allais grelotter et tousser tout l’hiver. On m’affecta au « peloton » qui rassemblait ceux dont on voulait assurer une promotion. Nous étions 40, regroupés en une seule chambrée, commandés par un brigadier. Un encadrement antillais  sympathique ne suffisait pas à compenser l’aspect disciplinaire du lieu. Dans cette catégorie, la caserne était un quatre étoiles : nourriture infecte, nécessité de voler le charbon pour  se chauffer, marches de nuit dans le lit d’un cours d’eau, injections du vaccin TABDT par groupes de quatre à partir de la même dose et avec la même aiguille, punitions humiliantes et épuisantes, que sais-je encore ? Vous aurez compris que le degré d’aménité n’atteignait pas encore celui d’un camp de concentration ordinaire. Mais il était en bonne voie vers cette création des grandes nations civilisées, inventée par les Britanniques au temps des Boers, dotée de la french touch lors de la « retirada » des républicains espagnols, et menée à un point de perfection indépassable par les Japonais, les Allemands et les Russes. La décision de porter le temps de service à 18 mois avait bien entraîné chez les appelés quelques mutineries dont les traces étaient encore visibles, mais l’ordre avait été rétabli. Peu nombreux, les officiers de ce camp d’instruction ne semblaient prendre aucun plaisir à cette vie. Le colonel, figure tutélaire et terrible, s’il était souvent invoqué comme une menace, n’apparaissait jamais. Dans ce genre de système, l’homme de base est le kapo. Ceux qui en faisaient office étaient des hommes de troupe du contingent : brigadiers et même simples soldats de première classe. Leur crainte d’être envoyés dans le bled motivait leur zèle. Les départs pour le bled s’effectuaient dans la discrétion pour ceux qui avaient achevé leur instruction. Ils étaient désignés lors de l’appel du soir, devaient remonter dans leur chambrée, y prendre leur paquetage et redescendre aussitôt pour grimper dans un camion qui les conduisait à la gare. Le plus redoutable de nos kapos, malingre et souffreteux, était soupçonné jouer un rôle dans la préparation des listes de départ. La « tenue de combat » était sa brimade préférée, bien qu’elle l’obligeât à se tenir lui même plusieurs heures dans le vent et le froid. La victime devait se présenter dans la cour successivement dans les diverses tenues et équipements prévus par le règlement : tenue de sortie, tenue de combat, de corvée, de gymnastique, etc. La tenue de combat exigeait le port du paquetage, du casque lourd et du fusil. Les descentes et remontées en temps limité, de la cour à la chambrée du quatrième étage, étaient épuisantes. Notre avorton y ajoutait les détails du parfait petit tortionnaire faisant, par exemple, vider tout le fourniment dans une flaque d’eau boueuse, à charge pour la victime de présenter, dix minutes plus tard, les objets du paquetage et tous les habits en parfait état de propreté. J’étais abonné à ce jeu en ma qualité d’intellectuel et en raison de mon âge par rapport à la moyenne : 24 ans, j’étais un vieux. Ces soirs là, je terminais épuisé, trébuchant en montant les marches, je gardais pourtant le sourire et un moral solide à la mesure de la solidarité des camarades. C’était toute la chambrée qui était punie, je n’en étais que le champion mais alors personne ne prenait sa permission de sortie du soir s’il en avait. Une chaîne se mettait en place. A peine remonté, mon paquetage était déversé sur le plancher et les divers objets répartis entre des nettoyeurs spécialisés. Deux camarades étaient affectés à chacune de mes jambes afin de retirer les guêtres et les brodequins, de les passer à des nettoyeurs et de me les remettre en place. J’étais un peu comme ces boxeurs que leurs soigneurs réconfortent après chaque round avant de retourner au combat.

Parmi les autres attractions de cette caserne se trouvait un lieutenant de carrière dont la manie, s’il rentrait tard le soir, était de s’emparer par surprise de l’arme du factionnaire à moitié endormi dans sa guérite. S’il y parvenait cela coûtait très cher au soldat et au chef de poste : prison puis envoi dans le bled. Par une nuit enneigée et froide où j’étais de faction, le chef de poste passa me voir. Je ne l’avais pas entendu.

-« Prends garde me dit-il, avec cette neige on n’entend pas marcher. »

Il me recommanda, en cas d’alerte, de crier très fort « À la garde ! ». A partir de ce moment je me suis efforcé de discerner par les petites ouvertures en losanges de la guérite le moindre mouvement à droite comme à gauche au travers des flocons qui voltigeaient. Dans l’attente j’ai enroulé autour de mon poignet la dragonne de mon fusil. Mais ma nuque devenait raide et douloureuse à mesure qu’un sommeil incoercible m’envahissait. Il me restait encore un long temps de garde. Il fallait tenir. Soudain, j’ai vaguement distingué une ombre se glissant le long du mur. J’ai repris conscience et soulevé mon fusil que je serrais solidement. Au moment où l’homme bondit pour s’en emparer, j’ai frappé le sol de la crosse de toutes mes forces avant de sortir en appelant la garde. Le chef de poste surgit avec deux de ses hommes Le lieutenant  était devant nous et nous lui présentâmes les armes.

« Bien dit-il. Très  bien même. Je  vous félicite tous. » Et il partit très vite.

Le lendemain on apprit par l’infirmier que le lieutenant avait les orteils du pied gauche rouges et enflés et que, dans la crainte d’une fracture, il avait été conduit à l’hôpital le matin même. Notre solde se limitait chaque semaine à quelques centimes, ce qui permettait de prendre un café le samedi soir. La permission du dimanche était plus rare et aléatoire puisque, lors de sa distribution, un nœud de cravate mal fait, un laçage des guêtres inélégant ou un béret posé de travers, pouvaient porter l’aspirant, appelé lui aussi, à déchirer la perm. Quant à ceux dont la tenue était jugée assez martiale, ils se heurtaient au prix du billet de chemin de fer pour se rendre à Paris. Les militaires ne payaient pourtant que quart de place dans les transports publics, l’homme de troupe comme le colonel, quelle merveilleuse égalité entre les citoyens ! Il fallait donc tenter le stop, avec plus ou moins de succès. La pénurie déclenchée par la crise de Suez fin novembre 1956 rendit vaine cette solution. C’est à cette époque là, qu’un adjudant vint m’avertir un soir que mon père était au plus mal. Il me signa une permission, me serra la main et me souhaita bonne chance. Il n’y avait plus de train à cette heure là. J’ai pris à pied la route nationale que n’empruntait plus aucun véhicule. Je fus vite convaincu qu’il me faudrait parcourir de nuit la cinquantaine de kilomètres qui me séparaient de Paris. Au bout de quelques heures une camionnette s’arrêta à ma hauteur. Ses deux occupants allaient à Paris et leur véhicule était vide. Je me suis installé à l’arrière. L’état de mon père m’obsédait, il était dans le coma m’avait-on dit. Au bout de quelques kilomètres la camionnette s’est arrêtée. Il y avait sur la route un barrage fait de blocs cubiques. En fait, il s’agissait de caisses de gâteaux que mes compagnons de voyage chargèrent sans état d’âme dans leur voiture. Quelques kilomètres plus loin on doubla des gendarmes motocyclistes qui roulaient avec précaution en maintenant chacun deux caisses de gâteaux sur le guidon de leur engin. On allait encore ramasser des caisses à plusieurs reprises de sorte que la voiture fut bientôt pleine. Je craignais que les deux compères qui ne cachaient par leur joie ne finissent par m’inviter à descendre. Par chance, le camion qui avait ainsi semé son chargement en raison sans doute d’une porte mal fermée, devait désormais être totalement vide. Nous arrivâmes vers minuit devant la maison de mes parents et mes compagnons m’offrirent aimablement une caisse de biscuits. Je suis donc arrivé au chevet de mon père, dans ces circonstances tragiques, avec cette caisse de gâteaux insolite. Je devais apprendre quelques jours plus tard par la presse qu’une plainte pour vol avait été déposée à la suite de la perte par un camion de son chargement de biscuits. Aucune caisse ne semblait avoir été retrouvée, pas même par les gendarmes ! J’ai trouvé mon père étendu sur son lit, immobile, les yeux fermés, sans connaissance. J’eus le réflexe de lui parler à l’oreille, de le rassurer, de lui dire que, s’il ne pouvait pas bouger pour le moment, sa mobilité reviendrait, qu’il ait confiance en lui et en nous, qu’il soit patient, qu’on l’aimait et que, puisqu’il m’entendait, c’était bien la preuve que son cerveau fonctionnait. A partir de ce jour là on m’accorda une permission chaque dimanche. L’état de santé de mon père s’améliora lentement et, lorsqu’il retrouva enfin la parole, il me dit qu’il avait entendu et reconnu ma voix quand il était paralysé, que cela l’avait réconforté et lui avait donné l’énergie de guérir.

Par la suite l’armée nous offrit deux petits voyages. Le premier, en camion bâché, ne dura qu’une journée, pour nous conduire vers une caserne proche et y passer les épreuves d’accès aux écoles des officiers de réserve. Je ne souhaitais nullement réussir ce genre de concours et je n’ai pas eu trop de difficulté pour y parvenir. En effet, on me demanda de démonter une mitrailleuse, une arme que je n’avais jamais vue et dont je n’avais aucune idée du mécanisme. J’en ai fais part aux examinateurs qui, persuadés de ma mauvaise foi, m’intimèrent l’ordre d’exécuter le démontage. Bien que conscient des risques, je n’ai pas pu empêcher un énorme ressort de se détendre avec une telle force qu’il traversa la cloison de plâtre et provoqua la panique dans la salle voisine où se trouvaient les examinateurs. Je me suis demandé si, dans le cas où un officier avait été blessé, le régiment disciplinaire serait monté d’un échelon dans l’indignité.

L’autre voyage fut plus long puisqu’il s’agissait des manœuvres de fin de classes du peloton et qu’il nous conduisit en chemin de fer jusqu’au camp de Châlons-sur-Marne, à Mourmelon-le-Grand, un village composé d’une seule rue en forme de Y où des restaurants alternent avec des sites destinés au repos du guerrier. Le camp militaire était resté figé dans l’état où il se trouvait en novembre 1918 : une sorte de monstrueux labour opéré par une averse d’obus qui donnait une idée des souffrances endurées par les poilus il y avait moins de quarante ans. Bien que distant seulement à vol d’oiseau d’une centaine de kilomètres de Coulommiers, le transport ferroviaire avait duré toute une nuit, ponctué d’arrêts interminables où nos wagons, raccrochés à des trains de marchandises, se cognaient brutalement aux convois immobiles d’une gare de triage inconnue. On mesurait par là l’estime dans laquelle nous tenaient nos hauts responsables militaires et civils. J’ai pensé à nouveau que la défaite de 40 n’était pas aussi étrange que l’avait qualifiée le malheureux Marc Bloch. Dans cet hiver froid et humide la boue était partout présente. Heureusement, tôt le matin, des mères courage venaient jusqu’à notre cantonnement avec leurs charrettes à bras y vendre des boissons chaudes et des croissants qui nous réconfortaient. Les marches dans l’eau et la boue, les nuits passées sous un carré de toile imperméable pour trois dont il fallait tenir les bouts entre les mains, s’accompagnaient d’exercices plus dangereux comme le lancer de grenades défensives. Ainsi, alors que nous étions pressés dans une tranchée, un maladroit laissa tomber à nos pieds une grenade défensive dégoupillée. Tous à la fois tentèrent de la ramasser et, par chance, un des nôtres mit la main dessus et la rejeta à l’extérieur où elle explosa. On nous rassura en nous apprenant que, lors des manœuvres, un certain pourcentage d’accidents était admis. La nuit suivante, au cours d’une rencontre entre deux patrouilles d’un même régiment, une balle en bois toucha une jeune recrue au foie. On l’entendit hurler durant près d’une heure et on apprit sa mort le lendemain. Le dernier jour de notre stage, le capitaine Glaize qui commandait le détachement, constatant que le contingent de roquettes de bazooka n’avait pas été épuisé, me chargea de sa liquidation, me promettant un repas si j’y parvenais en moins d’une heure. Je me suis acquitté de ma tâche dans les temps en criblant de trous un vieux char qui servait de cible mais l’exploit ne fut pas suivi de la récompense promise. A 15 000 francs la fusée j’avais dépensé plus que le prix d’un gueuleton pour l’ensemble du peloton ! Au retour à Coulommiers les départs pour l’Algérie se précipitèrent, nous étions considérés comme suffisamment entraînés pour la guerre dans les djebels. Pour le moment, en dépit des séquelles de son hémiplégie, mon père s’était rétabli mais le bénéfice d’une permission exceptionnelle chaque dimanche avait été maintenu. Il m’arrivait alors d’aller me promener quelques heures dans Paris, en tenue civile, ce qui représentait un puissant sédatif dans ma vie d’encaserné. Un jour où je remontais les Champs-Elysées à pied, on m’appela depuis la terrasse d’un café. Il s’agissait d’une jeune femme qui avait participé à un de ces multiples voyages organisés auxquels je travaillais comme accompagnateur lors des vacances scolaires de ma période étudiante. Cela remontait à six mois seulement mais me parut un très lointain souvenir. Elle m’invita à prendre un café et fut surprise d’apprendre que j’avais été incorporé dans un régiment disciplinaire au lieu d’être versé dans les services de la brigade géographique pour laquelle j’avais, en effet, de meilleures références. Je lui décrivis mes vaines démarches, y compris la plus récente auprès du capitaine. Je n’avais aucun espoir d’être entendu. Je n’insistais pas sur mes malheurs au souvenir des confidences que cette belle jeune femme m’avait faites au cours d’un voyage en Suisse. D’un milieu pauvre et peu amène, elle était plus à plaindre que moi en dépit de son nom aristocratique. Elle me demanda d’inscrire sur une feuille mes coordonnées militaires et mes diplômes universitaires en ajoutant dans un sourire :

« Je vais essayer d’arranger cela. »

A mon air éberlué et dubitatif, elle estima nécessaire de me donner quelque explication :

« Mon oncle ne me refusera pas cela. »

Stupéfait je me suis demandé si elle se moquait gentiment de moi mais elle ajouta :

« Mon oncle est géographe comme toi et actuellement secrétaire d’Etat aux forces armées, cela pourrait peut être servir. »

Je suis resté sans voix et je n’y ai pas cru, quand bien même aurait-il été géographe. Mais une semaine plus tard, alors que les départs dans le bled se multipliaient, le margis passa dans la chambrée pendant une séance d’instruction et me dit de monter fissa au bureau du capitaine. Dés le début de l’entrevue j’ai compris qu’un changement s’était produit. Le capitaine me salua courtoisement et, sans me tutoyer, me serra la main et me donna même du Monsieur puis  m’invita à m’asseoir. Il me montra alors un ordre de l’Etat-Major d’avoir à me mettre en

route sans délai pour l’Ecole Militaire, avenue de La Tour Maubourg et me tendit l’ordre de mission qu’il venait de préparer à cet effet. Il me félicita, me dit que j’évitais un départ pour le bled prévu pour le lendemain et me souhaita bonne chance. J’avais juste le temps de sauter dans le train de Paris. J’ai pris ma valise d’objets personnels, salué les copains et le margis sidérés. Arrivé à destination, l’espèce de forçat mal rasé que j’étais devenu fut reçu amicalement par le colonel Forest et son adjoint qui considérèrent toutefois indigne d’un agrégé le grade de brigadier-chef que je venais d’obtenir et m’adressèrent aussitôt à la batterie géographique de Joigny afin d’y accomplir des classes de sous-officier. Sans être le paradis, Joigny n’était tout de même plus la coloniale et les perspectives étaient meilleures. A peine arrivé, j’ai été avisé de passer à la poste afin d’y toucher une somme suffisamment importante pour qu’un adjudant m’accompagnât. Il s’agissait de la prime d’installation attribuée aux fonctionnaires nommés en Algérie. L’adjudant ébloui me fit comprendre que cela devait se fêter dignement. J’ai eu beau lui représenter que, n’étant pas resté à mon poste, je n’avais pas droit à cette prime que je devrais la restituer, rien n’y fit. Un mois plus tard j’ai dû, en effet, restituer la somme. Alors que j’avais fait venir mon vélo et que je pensais pouvoir faire le dimanche quelques petites balades dans les environs, la rubéole se déclara dans la petite bourgade et, compte tenu du danger que cela représente pour les femmes enceintes, tous les hommes de troupe furent alors consignés durant trois semaines. Bien entendu officiers et sous-officiers, dont la plupart avaient une femme en ville, en furent exemptés. La vengeance vint avec l’explication proclamée par la troupe : « ils ne présentent aucun danger : ils n’en ont pas ». Durant cette période conventuelle, ma seule occasion de sortie fut pour représenter l’armée aux funérailles d’un jeune appelé tué au combat en Algérie. Il était originaire du petit village voisin et mon rôle consista à me tenir au bord de la tombe, au garde à vous, durant près d’une heure. La foule qui passait devant moi me regardait comme les touristes à Londres dévisagent les cavaliers de la garde, immobiles sur leurs montures.

L’ordinaire était maigre à Joigny, aussi me suis-je proposé pour la plonge du mess des officiers. Le cuistot était un aide du chef du restaurant de la Tour Eiffel et ce garçon inventif aimait créer des plats originaux. Il  me les donnait à goûter pour recueillir mon avis. C’est lui qui m’apprit que la loi prévoyait que l’Etat préserve des stocks alimentaires afin que la population dispose d’une certaine autonomie lors de situations exceptionnelles. A l’approche de la date de péremption des denrées, parfois même un peu au-delà, les conserves revenaient à l’armée. Je devais faire peu après l’expérience que cette pratique ne se limitait pas à la nourriture et que des industriels peu scrupuleux se débarrassaient de leurs marchandises défectueuses aux dépens de la troupe. Il en était ainsi des espadrilles qui nous furent distribuées pour la gymnastique. La juxtaposition de semelles trop épaisses et d’une toile de mauvaise qualité provoqua quelques blessures. Le pied mal maintenu glissait sur le côté et l’entorse était inévitable. J’en fis le premier l’expérience alors que je dirigeais un exercice de gymnastique. Mon pied droit fut tordu à la réception d’un saut et ma cheville doubla de volume à vue d’œil et devint toute noire. Il fut nécessaire de me conduire en ambulance à l’hôpital d’Auxerre. Ainsi s’achevèrent mes classes de sous-officier et ce fut en boitant que je revins peu après à Paris. Cette fois je devais y passer six mois dans des conditions exceptionnelles. J’y retrouvais trois ou quatre camarades d’études. Nous étions chargés de travaux pour l’Etat-Major comme celui intitulé « Aides et obstacles à la manœuvre sur le théâtre d’opération N°1 » qui permettait d’analyser l’avance des troupes alliées en Allemagne de l’ouest durant la seconde guerre mondiale. D’autres travaux semblaient des plaisanteries comme le levé sur le terrain de cartes de perméabilité aux chars en fonction de l’état du sol. Dans la perspective d’entamer une carte industrielle de la France au 1/50 000 è, le colonel m’orienta vers les archives abandonnées par les Allemands une dizaine d’années plus tôt. J’y ai découvert une mine de renseignements, certes périmés mais stupéfiants par leur précision, accompagnés parfois de photos au sol, voire aériennes, prises avant la guerre et dont les Allemands disposaient donc en 1940 ! Le service géographique de l’Etat-Major ne comptait que quatre ou cinq géographes universitaires accomplissant leur service militaire et une dizaine de sous-officiers, toujours en tenue civile, dont je n’ai jamais vraiment bien compris les tâches. Nos bureaux se trouvaient dans des bâtiments préfabriqués qui enlaidirent longtemps les jardins des Invalides. Nous étions à la fin du printemps 1957. Ce que l’on appelait alors hypocritement « les évènements d’Algérie » faisaient l’objet de discussions qui ne laissaient personne insensible, à commencer par les sous-officiers et pas seulement parce qu’ils redoutaient d’être envoyés dans le bled. L’un d’eux quitta même courageusement l’armée parce qu’il ne voulait pas participer à un conflit d’un autre âge « dont le gouvernement ne cherchait pas l’issue ». La plupart toutefois étaient partisans de l’Algérie française et leurs débats relevaient du populisme ordinaire. Je n’y participais pas mais l’un d’entre nous : Albertini, ne dédaignait pas de s’y mêler. Il usait d’un humour qui nous réjouissait tous mais je craignais que ses victimes ne s’en aperçoivent. Un jour où un adjudant dénonçait un complot international dirigé contre la France dans lequel on distinguait clairement la main des Américains, un autre sous-officier ajouta qu’il fallait aussi prendre en compte les menées juives. Albertini n’attendait que cela et prit alors un air désolé, il dit seulement un « Ah ! Les Juifs ! », accompagné d’un mouvement du bras droit censé en dire beaucoup. J’ai pensé qu’Albertini nous réservait un numéro d’humour. On le pressa de s’expliquer mais il n’ajouta rien. Tout au plus finit-il par concéder qu’il en savait long mais préférait se taire. Protestations bien sûr. Qu’il dise ce qu’il savait ! Il resta silencieux avant de lâcher pourtant : « A quoi bon, vous ne me croiriez pas. » On n’insista plus et les sous -officiers s’accordèrent sur la nécessité d’un appel à De Gaulle pour rassurer l’armée. C’était l’époque de la vague d’attentats qui ensanglantèrent les villes et de la bataille d’Alger menée  par les hommes de Massu dotés de pouvoirs de police. Alors Albertini poussa un soupir, leva les bras en signe tout à la fois de dégoût et de découragement et finit par murmurer tristement : « Ah !de Gaulle ! De Gaulle ! Ah si vous saviez ! » Cette fois c’en était trop et il fut carrément mis en demeure de s’expliquer. Que voulait-il dire ? De Gaulle ne faisait-il pas l’unanimité ? Avait-il des réserves à son égard ? Qu’il le dise ! Albertini répéta encore qu’on ne le croirait pas. Bien sûr il avait des relations haut placées et savait des choses. Des choses bien tristes il est vrai. Mieux valait encore se taire et laisser les gens avec leurs illusions. Je me demandais toujours qu’elle plaisanterie énorme pouvait se préparer. Avec trois autres collègues géographes nous nous sommes joints à ceux qui le pressaient de s’expliquer. La secrétaire qui venait prendre son café prêta l’oreille et se mêla à la discussion :

– « Nous sommes prêts au pire avec lui dit-elle en souriant. »

Décidément cela durait trop longtemps. Albertini se fit encore prier, rappela tout de même qu’il avait des informations de première main mais si étonnantes, si accablantes que l’on ne le croirait pas. Il allait se retirer quant il murmura « Eh puis à quoi bon ? ». Il prit alors un air grave, funèbre, façon Eustache de Saint Pierre la corde au cou et dit enfin d’une voix lugubre :

« Eh bien de Gaulle ! Vous ne voyez pas ? Non ? Vous ne devinez pas ? De Gaulle. Eh bien, en fait, eh oui, Goldenberg ! Eh oui hélas. C’est bien cela. »

Ce fut la stupeur. De Gaulle un juif ! Ce n’était pas possible. Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? Bien sûr. Ah ! Décidément de Gaulle était vraiment fort. Ah ! Maintenant tout s’explique. Qui aurait pu penser qu’il était juif. Ah le salaud !

Albertini hochait la tête, impassible, l’air accablé.

 Chapitre deuxième : Retour en Algérie

Voilà des mois que je m’attendais à partir pour l’Algérie, cette fois en tant que militaire. Cette perspective plaisait rarement, y compris aux militaires de  carrière. Je pensais à ces janissaires que décrit Gobineau dans les Pléiades qui se lamentent en apprenant que la guerre vient d’éclater. Quand vint le tour de notre commandant, il fut décidé en haut lieu de créer à Alger une antenne de la brigade géographique à son intention. Mon tour n’allait donc pas tarder puisque je devais lui être adjoint. En effet, un mois environ après le départ en avion du commandant, je suis parti pour la batterie géographique de Joigny avec Albertini et Deloffre et, le surlendemain, ce 24 février 1958, après avoir reçu ma promotion de maréchal des logis, nous avons pris le train pour Marseille et son camp de Sainte Marthe puis nous avons embarqué le lendemain à bord de l’Athos II. Ce navire, un ancien paquebot allemand cédé au titre des réparations en 1926, avait été transformé en transport de troupes en 1940, utilisé par Vichy pour rapatrier notre armée du Moyen-Orient puis par les Américains et à nouveau par l’armée française. Ce vieux rafiot avait roulé et tangué dans toutes les mers du monde et affronté d’effroyables tempêtes. Il était sombre comme un cercueil et tellement rouillé qu’il ne semblait tenir que par la peinture. Bien que  promis à la casse, il était maintenu encore en service, la France comptait alors plus de 400.000 militaires en Algérie. La cale dont les cloisons avaient été supprimées était un enchevêtrement de charpentes en bois reliées par des escaliers de métal rouillé. Cela ressemblait aux gravures des prisons de Piranèse. Dans un air suffoquant, empuanti par les vomissures, près de trois mille hommes se tenaient dans ce gouffre. C’était  l’équivalent du nombre de jeunes recrues sacrifiées chaque année au Moloch algérien, une guerre que nos dirigeants s’obstinaient à ne pas reconnaître comme telle. La nuit je devais effectuer des rondes qui me menaient jusqu’au fond du cratère. Des soldats ronflaient dans les lits superposés, d’autres gardaient les yeux ouverts. Tout au fond, des flaques liquides brillaient et se déplaçaient dans un monotone gargouillis, ponctué par les coups sourds des vagues qui ébranlaient les flancs du vieux navire.

Seules quelques cabines avaient été conservées et étaient occupées par de rares officiers et surtout des sous-officiers. A ce dernier titre je partageais une grande cabine avec huit autres camarades venus comme moi de Joigny et aussi experts en géographie que je pouvais l’être en paléographie wisigothique. Simples hommes de troupe, mes amis Albertini et Deloffre étaient introuvables à fond de cale. Le 26 vers 8h30, le navire passait au large de la côte nord-ouest de Majorque et le même jour, vers 17 h, la dernière des Pityuses disparaissait à l’horizon. Je me rappelle un pauvre gars, brisé par le mal de mer, qui remontait prendre un peu d’air sur le pont. Je l’ai vu trois fois : le matin, à midi et le soir. Il m’a demandé quelles étaient ces îles et recevait chaque fois la même réponse : »les Baléares », il retournait alors dans son trou. Le jeudi 27 au matin le bateau négrier arrivait au fond d’une anse où des maisons blanches dominaient un grand talus terreux. Tous se précipitèrent à bâbord, à l’abri du vent. Pour lors la sinistre traversée était oubliée et chacun cherchait à reconnaître sur les quai des camarades partis plus tôt. On se hélait joyeusement. Mais décidément Oran était bien la ville maussade et poussiéreuse que Camus décrivait dans la peste. La chair à canon fut gerbée dans des camions GMC. Je devais pour ma part, avec une douzaine d’hommes, rejoindre la Batterie Géographique, un service chargé d’imprimer des cartes topographiques. Située en bordure du village nègre, un quartier de la ville européenne désormais habité par des Musulmans, notre caserne se réduisait à un édifice blanc et rose. Sa cour ombragée et bordée d’arcades lui donnait l’aspect d’un pensionnat de jeunes filles. Cela se présentait bien, la villégiature en quelque sorte dans un Club Med. Des militaires en treillis fumaient et buvaient sous une tonnelle et jouaient à la pétanque avec le capitaine. En dépit de la guerre, Oran, à coup sûr plus vieille ville espagnole que Besançon, était animée jusque à minuit par une foule joyeuse et colorée. Le soir, avec Albertini, nous sommes allés un peu au hasard pour trouver un bistro et écrire à nos familles. Nous avions nos souliers ferrés et, dans les rues en pente, nous glissions à tout moment. Les Musulmans nous jetaient au passage un mauvais regard. Nous ressentions un malaise insupportable. Nous étions à la dérive dans ce déchaînement d’absurdité. Quelques semaines plus tôt nous avions sérieusement envisagé de refuser de partir, ce qui signifiait la prison militaire pour longtemps.

«  Il faut que vous soyez au moins trois pour que votre refus ait un impact dans l’opinion, le mieux est encore de combattre la guerre coloniale au sein même de l’armée.» fut le conseil d’un responsable communiste. Facile à dire. On ne parvint jamais à trouver un troisième larron. Nous étions dans un état de tristesse, d’impuissance et de complicité. Il y avait bien eu en 55 un fort mouvement de protestation contre la guerre chez les appelés. Mais, depuis, la résignation l’emportait. Avec son humour tranquille et désolé, Albertini me dit  « Eh bien ! Voilà ! Nous sommes en Algérie » et il ricana tristement, un constat à la fois de douleur et de honte. Le dimanche suivant, un 2 mars, nous sommes allés voir un jeune couple d’enseignants auprès desquels mes amis Bataillon m’avaient recommandé [Jean Domergue et Josette Navarre]. Ils nous invitèrent à déjeuner et, l’après-midi, nous proposèrent une promenade en voiture le long du littoral. Dans chacune des grandes villes côtières de l’Algérie il y avait ainsi quelques kilomètres où l’on pouvait se promener sans crainte le long de la mer et, l’été, profiter des plages. Nés en Algérie, chrétiens progressistes, ce couple de pieds-noirs nous annonça qu’il n’y avait plus place pour des libéraux ici, qu’ils étaient tous partis. Eux même étaient les derniers et la vie était devenue impossible pour eux. Le jeune homme était notamment accablé de tours de garde à effectuer de nuit. Ils envisageaient de quitter le pays pour fuir toutes les brimades dont ils étaient victimes. On n’a jamais beaucoup parlé de ces pieds -noirs là. A la caserne, l’ennui rongeait les bidasses. Vers les onze heures du matin le capitaine qui commandait la batterie sortait dans la cour faire sa partie de boules. Le foyer vendait alors sandwich et bouteilles de bière. Autour du capitaine les thuriféraires commentaient les coups. Tout le monde redoutait un départ dans le bled car on était en surnombre à tous les degrés de la hiérarchie. A tort ou à raison on attribuait au capitaine le pouvoir de désignation des malchanceux. N’ayant aucun emploi à la caserne et aucune envie de faire partie des courtisans, je me suis porté volontaire pour aller détruire des caisses dans un entrepôt militaire en dehors de la ville. Un travail idiot qui convenait parfaitement à mon état d’âme. Un jeune sous-lieutenant, gratte-papier au Maroc dans le civil, m’exposa les avantages d’une situation qui lui permettrait d’entrer dans la police avec un très bon salaire. A tout prendre cette vie sans intérêt était douce. Seul désagrément, l’obligation fréquente de se lever au petit jour et d’attendre, au garde à vous, que s’achève, dans la prison voisine, une cérémonie dramatique que l’on ne voyait pas. Face à ce que l’on appelait la rébellion, nos gouvernants avaient renforcé les tribunaux et les jeunes juges s’acquittaient honnêtement de leur tâche de justice, perdus dans un système injuste. On jugeait donc en urgence les terroristes et on les guillotinait proprement. Les voisins de la prison que nous étions présentaient les armes à cette occasion durant le temps supposé du supplice. C’était le règlement. Le 5 mars 1958 mon tour vint de diriger la patrouille quotidienne que la batterie devait assurer dans le village nègre. Une corvée recherchée. Il s’agissait de marcher, la nuit venue, le long d’un boulevard et de s’enfoncer de temps à autre dans des ruelles grouillantes de gosses. C’était une balade bon enfant malgré nos fusils et nos pistolets-mitrailleurs. La première station fut d’ailleurs pour le marchand de beignets au miel qui, éclairé par un méchant quinquet, faisait des affaires car la nourriture de la caserne ne nous suffisait pas. Un peu plus loin un Musulman, devant une épicerie, injuriait et menaçait une jeune fille. J’avais l’impression qu’en Algérie seules les putains disposaient d’une certaine liberté et étaient souvent les seules à pouvoir se dispenser du voile. Ce mépris de la femme n’était d’ailleurs pas pour déplaire à mes troufions. Leur place dans la hiérarchie n’était pas la plus basse. Au-dessus d’eux les officiers honnis mais, en dessous, les « bougnoules » et, encore plus bas, les femmes bougnoules, enfin, les putains bougnoules. La grande distraction des patrouilles des différentes casernes était de surprendre les professionnelles à l’œuvre sur un terrain vague devenu, pour cette raison, le rendez-vous de toutes les patrouilles, de toutes les armes et de tous les grades, unis dans la même ignominie. Ce soir là mes hommes me dénichèrent Aïcha, jeune femme avenante, vêtue à l’européenne et s’exprimant dans un français parfait. Les clients musulmans, jeunes et vieux, parfois très vieux, attendaient leur tour dans l’ombre, honteusement. Aïcha donnait ses tarifs, plus chers pour les plus riches. Je devinais dans l’ombre les trognes de mes hommes et les faces enfiévrées des Musulmans. La passe était rapide et s’effectuait debout et en silence.

« Laissez- moi travailler dit Aïcha, cela me gêne de travailler devant tout le monde ».

Un peu plus loin, des enfants munis de lampes électriques venaient débusquer les couples et injuriaient les femmes (seulement les femmes) qu’ils lapidaient. A leur tour les femmes lançaient des pierres sur les gosses qui se sauvaient. Les patrouilles affluaient. Les officiers, en voitures et tous feux éteints allumaient brusquement les phares sur cette foule grouillante. Aïcha y était le seul être humain ayant de la dignité. J’eus quelque mal à faire reprendre à ma patrouille son itinéraire réglementaire. Ils étaient une dizaine de jeunes qui se demandaient se qu’ils venaient faire en Algérie, irrités à l’idée d’y perdre leur jeunesse ; il devait être aisé de tourner leur fureur contre des Algériens. Au coin d’une rue on croisa une patrouille de C.R.S. que commandait un vieux sous-officier. Présentation. Causette. Le chef de patrouille était sur le point de rentrer en France et n’en était pas fâché. Père de famille il avait hâte de retrouver les siens. Il ajouta :

-«  Ici on se mouille trop. Ce n’est pas du boulot pour nous. »

Lors de son premier séjour en A.F.N., on lui avait confié la garde d’un camp de prisonniers. Il en arrivait tous les jours mais l’effectif devait rester le même.

-«  Vous comprenez ?….. C’était toutes les semaines la corvée de bois. »

Mes hommes rirent. Ils avaient très bien compris. Les C.R.S. se taisaient.

  • «  Ce n’est pas que je les plains reprit le chef de patrouille, les vaches ils vous loupent pas eux, gorge tranchée et couilles dans la gueule, de vrais sauvages, mais si un salaud vient à s’en mêler pour nous emmerder cela peut déclencher toute une histoire ».

La patrouille s’acheva vers l0 heures du soir. Au retour, les copains me demandèrent mes impressions et, jusqu’à minuit, racontèrent des histoires salaces. Le terrain vague était utile au moral de la troupe. Il y avait bien pourtant une activité culturelle à Oran : Jean Marchat, sociétaire de la comédie française, jouait le lendemain l’Antigone d’Anouilh et une pochade de Sacha Guitry au théâtre municipal d’Oran. J’y suis allé avec Deloffre, géologue dans le civil. La salle était une petite bonbonnière à l’italienne, rouge et or avec des marqueteries de Sorrente. Le parterre était rempli de jolies filles élégantes. C’était une cure de civilisation. Hélas, comme la pièce d’Anouilh succéda avec les mêmes acteurs et dans les mêmes costumes à la pièce de Sacha Guitry, une partie du public manifesta bruyamment qu’il n’y comprenait rien, pensant qu’il s’agissait de deux actes de la même pièce. Puis, au moment où d’ignobles sbires en costumes contemporains viennent arrêter Antigone, l’hilarité devint générale. Le public y voyait-il le seul triomphe de la défense de l’ordre ? Savaient-ils que cette pièce avait été jouée pour la première fois vers la fin de l’occupation allemande pour glorifier la résistance, quelques jours seulement avant la dernière venue de Pétain à Paris ? Ces jeunes filles coquettes, ces dames élégantes, ces messieurs distingués, tout ce parterre devint pour moi une assemblée de rustres. La veille, une vieille commerçante d’origine valencienne m’avait dit en souriant que «  les oranges dans du papier de soie font toujours bonne impression sans être pour autant les meilleures ». Mes souvenirs d’Oranie devaient s’arrêter là. Quinze jours après mon arrivée à Oran, un ordre de mission en provenance d’Alger m’enjoignait de rejoindre l’État Major Général. Cela fit beaucoup d’effet sur le capitaine et sa cour. Le l0 mars au matin, de bonne heure, une jeep me conduisit à la gare. Une gare qui aurait pu être celle d’une petite ville de France, encombrée, active, avec son buffet et son kiosque où les journaux locaux voisinaient avec ceux de Paris, tout au moins les journaux autorisés. C’était une tête de ligne vers un autre monde. Le train était en gare. Les wagons d’aluminium étincelants lui donnaient son surnom d’INOX. Il était alors près de sept heures. Le train démarra doucement dans l’absolu respect de l’horaire. Des jeunes gens s’installèrent dans mon compartiment. A leur conversation et à leur accent j’ai compris qu’il s’agissait de jeunes instituteurs frais émoulus qui venaient du Toulousain. La campagne verdoyante du Tell n’avait, en cette saison, rien d’africain. La sebkha d’Oran semblait, de loin, un marais salant. Les vignes défilèrent. La voie ferrée remonta ensuite la vallée du Chélif, traversant des bourgs de colonisation aux noms français. De part et d’autre, les lourdes masses sombres du Dahra et de l’Ouarsenis se rapprochaient. On s’y battait. Elles sont peuplées de Musulmans, 100.000 peut être, que la voie ferrée ignore, desservant la plaine où une dizaine de milliers d’Européens se groupaient en bourgades. La mise en valeur n’avait pas dû s’y effectuer sans peine et le paludisme y faucha bien des vies. Les descendants des colons tiennent à ce sol. Quelle idée d’avoir voulu créer une colonie de peuplement sur cette terre peuplée ! Que reste t-il aux fellahs cantonnés dans ces montagnes où j’entrevoyais maintenant les coups de griffe de l’érosion ? Rien que de maigres champs et des pâquis jaunis, des araires de bois et des moutons étiques. Avec cela pas même un passé, une histoire, une identité. Autrefois, en cas de famine, un préfet galonné versait quelque semoule aux mangeoires de ces malheureux comme le gardien d’un zoo. On leur offrit la charité chrétienne et de jeunes officiers, quelques médecins, des colons entreprenants, mirent en pratique les paroles du père de Foucauld : -« Un peuple a envers ses colonies les devoirs des parents envers leurs enfants ». Mais les enfants ne veulent plus de ce programme hypocrite. Ils s’accrochent désespérément à leurs langues (l’arabe mais aussi le berbère) et jusqu’à leurs superstitions, sans valeur à nos yeux. Le train se glissait dans la montagne. Un sentiment de menace était confirmé par ce que l’on voyait : des wagons rouillés tombés dans le fond des ravins, des ponts hâtivement réparés et puis, surtout, le long de la voie, des poteaux télégraphiques abattus, plantés à nouveau, à nouveau coupés, repiqués encore, au point de ressembler à ces bouts de crayon que l’on s’est acharné à tailler. Le train roulait doucement et, le col franchi, dévala vers la riante Mitidja entre les feuillages sombres des vergers d’orangers. L’Atlas blidéen était encore parsemé de neige. Un de mes amis qui s’y trouvait m’avait écrit qu’on s’y battait aussi mais que, le jour, des Européens d’Alger venaient skier à Chréa comme si de rien n’était. Blida s’étalait sur une butte plate et les digitations de ses rues semblaient promises à devoir canaliser un jour le flot torrentiel du cône de déjection. Je ne voyais de la ville que les hangars, des piles de caisses, des dépôts de matériel militaire dans un tel désordre que l’on pouvait aussi les croire charriés par le torrent. Gâchis ! Le train filait désormais dans cette odeur propre à la traction électrique qui m’évoquait de lointaines vacances en Bavière avec ma sœur. Face à l’atlas blidéen les collines du Sahel d’Alger sont une confusion de prairies vertes, de bois plus sombres, de labours roux et de vignes vert pâle. Pour atteindre Alger la voie ferrée doit contourner ces coteaux charnus si rares en Afrique du nord où des montagnes massives cernent partout des plaines étroites. Mais après Boufarik montaient d’insupportables relents. L’oued El Harrach gît ici comme une couleuvre crevée au pied des collines. Apparaissent alors de part et d’autre de la voie des baraques aux planches mal jointes, recouvertes de papier goudronné maintenu par de lourdes pierres. Ce sont les faubourgs industriels de Maison Carrée, Hussein Dey, Belcourt qui ressemblent à ceux de l’entrée nord de Barcelone. La publicité s’étale sur des façades lépreuses pour des marques de bière, de limonade, de cigarettes, de chaux et ciments. Sur l’une d’elles un immense réfrigérateur rayonnait de blancheur. Une lucarne y faisait une minuscule tache noire. Par ce trou, un homme à turban regardait passer le train comme s’il avait été mis à rafraîchir dans le gigantesque meuble. Ainsi m’était refusée l’éblouissante révélation d’Alger la blanche pour celui qui l’aborde par mer. J’entrai dans la capitale de l’Algérie par les couloirs tortueux et sordides de ses banlieues. J’avais été appelé à l’État-Major Général où m’avait précédé un ami géographe qui vint m’accueillir. L’antenne du service géographique, aménagée dans les locaux rénovés de la caserne d’Orléans, était en fait une « planque » pour ce commandant bien en cour dont le frère était amiral. Cet aristocrate d’origine piémontaise qui maniait un long fume-cigarette, ne connaissait rien à la géographie et c’est pourquoi on l’avait doté de deux « professionnels » : moi qui avait décroché une agrégation de géographie deux ans plus tôt et cet ami parisien qui préparait le même concours et devait enseigner plus tard en Sorbonne. L’antenne géographique était installée dans la caserne située à l’emplacement de l’ancienne citadelle turque et dominait la ville. Il y avait là quatre bureaux dont un occupé par notre commandant, un autre par un commandant cartographe et deux autres à disposition de mon ami et de moi même qui nous servaient respectivement de chambres, certes incommodes mais mieux toutefois que les infâmes dortoirs des chauffeurs. Car nous dépendions d’un centre qui regroupait les chauffeurs des voitures des généraux et de quelques colonels. Le carnet de chaque véhicule devait être signé par le commandant de ce centre qui déléguait sa signature à un capitaine qui, à son tour, la déléguait à un lieutenant et je me retrouvais en bout de ligne avec tous les soirs une pile de carnets à signer. En cas de problème, panne, avarie, que sais-je encore cela devait comporter bien des inconvénients et, probablement, des sanctions. J’ignorais lesquelles, les chauffeurs également mais j’ai signé bravement pendant des mois, tous les soirs, les carnets que les chauffeurs me remettaient. Je me rappelle de crampes dans le bras et de la nécessité afin d’y remédier de remplacer bien vite ma signature par une griffe incompréhensible mais reconnaissable. Le soir, parfois après une causette avec mon collègue et ami qui me racontait la brutalité de son incorporation, les combats dans le bled et les villages où les femmes crachaient par terre à leur passage, je regagnais mon bureau y déroulais un matelas pneumatique, posait la dessus un sac à viande et une couverture et je m’endormais jusqu’à six heures. En fait nous n’avions pour le moment pas grand chose à faire, mon ami travaillait à la préparation de l’agrégation, simple soldat il n’avait pas souvent l’occasion de quitter la caserne. Plus favorisé en tant que maréchal des logis, je me rendais le matin au centre ville jusqu’à l’Etat-Major où je prenais le petit déjeuner. Au pied de la caserne la Casbah buissonnait de ses venelles pavées de galets pointus. Tôt le matin, de petits ânes aux yeux doux assuraient en silence l’évacuation des ordures, laissant dans leur sillage une aigre odeur d’urine. Les cubes blancs des maisons semblaient les vestiges éphémères d’une exposition aux plâtras dégradés. Un vieil homme barbu y balançait dignement un brûle parfum, de boutique en boutique, comme s’il bénissait les étals d’arabesques d’encens. Un garçon de café s’agitait au milieu d’hommes silencieux et recueillis. Un marchand de beignets au miel alignait sur une claie ses pâtisseries sucrées tandis que des enfants pieds-nus l’entouraient et se chamaillaient. Il y avait toujours dans un coin un vieux phonographe à pavillon pour diffuser la musique aigrelette et monotone des terres d’Islam. Puis, lorsque le soleil frappait d’aplomb le fond des rues étroites toute vie s’évanouissait. Un soir, une jeune fille m’aborda, le visage grave et  apeuré : « S’il vous plait, des soldats viennent de me faire violence. J’ai peur. Je n’habite pas loin. Pouvez-vous me raccompagner ? »

Etonné qu’elle n’ait pas peur de moi qui était en uniforme, je me suis demandé ce qui m’attendait. Elle s’en est probablement rendue compte car elle ajouta à voix basse :

-«  Je n’ai pas peur de vous. On vous connaît. On vous voit passer tous les jours ici. »

Parfois, des paras en patrouille passaient aussi, l’œil aux aguets, le doigt sur la gâchette. Ils venaient de gagner la « bataille d’Alger ». Le général Massu avait ainsi ramené la sécurité depuis un an déjà. Je l’ai vu passer quelques jours plus tard, des paras couchés sur le capot de son véhicule de commandement, des hommes blonds de la légion étrangère en tenue camouflée.

D’ordinaire, je quittais la Casbah pour emprunter la rue Rovigo qui traversait un quartier composite peuplé de « pauvres blancs ». Là où les escaliers permettent de raccourcir le trajet, je retrouvais le même autobus bleu qui décrivait lentement les lacets de cette rue à forte pente. Les boutiques me devinrent vite familières. Ici, le café du Centaure au nom incongru parmi ce bric-à-brac de vitrines défraîchies. La tenancière au visage lymphatique avait épousé quinze ans plus tôt un officier de l’armée britannique qui demeurait là comme un vestige du passage d’une armée, comme ces chars ensablés qui rouillent dans le désert. Comme des herbes marines au pied des rivages des destins s’étaient échoués là. C’était la jeune infirmière qui avait quitté la France pour fuir de douloureuses affaires de famille, la jeune professeure d’italien en quête d’une titularisation qu’elle ne pouvait attendre en métropole de ses seuls diplômes, la jeune fille de bonne famille qui s’était improvisée institutrice et, selon les années, enseignait l’anglais, la grammaire ou le dessin dans un cours complémentaire. Beaucoup de jeunes venus de France se résignaient ainsi à vivre dans ce pays qui n’était pas le leur mais qui leur apportait quelques avantages. Il y avait enfin l’importante cohorte des pieds-noirs pour lesquels ce pays était devenu le leur. Ils avaient donné, aux côtés des « indigènes », les hommes qui s’étaient couverts de gloire en Italie où les pertes avaient été élevées pour les deux communautés. On l’avait oublié. Ils comptaient bien rester chez eux en Algérie, au besoin en faisant une petite place aux Arabes et aux Berbères, la population musulmane, riche elle aussi de diversité mais qui, en majorité, plaçait désormais tous ses espoirs dans l’indépendance. Les murs d’Alger étaient des palimpsestes. L’un d’eux qui dominait le port laissait voir sous un slogan en faveur de l’Algérie française des bribes d’inscription superposées : l’une datant d’avant guerre vantant la candidature d’un communiste aux élections avait été recouverte par un témoignage de l’ère pétainiste.

Dans les locaux de l’État-Major je n’ai pas tardé à trouver une pièce vide fort agréable, au premier étage. Entre temps un autre ami géographe vint grossir nos rangs et nous nous installâmes tous les trois à notre aise dans cette pièce agréable et calme. J’ai mis sur la porte une carte indiquant « antenne du service géographique de l’armée » et personne n’est jamais venu nous déranger. Les deux fenêtres donnaient sur une petite cour dotée d’une cafeteria et faisaient face à un petit bureau où j’échangeais des sourires et des bonbons avec une jeune et avenante secrétaire. Cette situation était d’autant plus surprenante que des généraux se trouvaient à l’étroit dans les bureaux voisins. Notre commandant restait seul dans son bureau de la caserne à fumer et à causer avec son collègue cartographe. Ces étrangetés font parfois le charme des armées. Un jour j’ai croisé un général qui sortait, d’humeur exécrable de son placard à balais dépourvu de fenêtre et où figurait pourtant sur la porte le nom du général Noguès ! Il me demanda dans quel département se trouvait un village de France au nom qui sentait bon le terroir et dont il cherchait l’adresse. Il fut stupéfait de mon ignorance, indigne selon lui d’un agrégé de géographie. La vie des trois amis était  privilégiée, nous disposions notamment des journaux de France, y compris ceux interdits de vente en Algérie comme l’étaient « Le Canard Enchaîné », « Le Monde », » L’Humanité » et j’en passe. Au rez-de-chaussée du petit bâtiment sur cour où se trouvait notre bureau il y avait une minuscule cafétéria où, tout en prenant un croissant, j’avais l’état du moral des officiers supérieurs. Il n’était pas toujours excellent ni aussi favorable à l’Algérie française qu’on pourrait le penser. On n’y trouvait jamais de généraux et rarement d’officiers subalternes. C’était plutôt le club des officiers supérieurs, très critiques à l’égard des généraux. On y racontait des histoires comme celle ci :

Lors d’une bataille un colonel de la grande armée fut grièvement blessé à la tête. L’Empereur

qui appréciait sa bravoure le fit transporter jusqu’à son ambulance et le confia à Larrey. Le chirurgien retira la cervelle et la déposa avec précaution dans une soucoupe avant de poursuivre son intervention. A ce moment l’Empereur entra et dit :

-«  Chabert je suis content de vous, je vous fais général ».

Aussitôt le blessé ragaillardi se leva et sortit de la tente où il était soigné pour prendre son nouveau commandement.

-«  Général ! dit Larrey, ne partez pas, vous oubliez votre cervelle. »

-«  Monsieur le Chirurgien-Major, je n’en ai plus besoin. Je suis général ».

A côté de ces plaisanteries, sans doute traditionnelles, les opinions politiques s’exprimaient plus rarement. Mais il y avait dans la cour des toilettes hiérarchiques : Sous-officiers. Officiers. Personnel Féminin. Ma curiosité me conduisit dans chacune afin d’y lire les graffitis. Seules les toilettes des femmes en étaient dépourvues. Celles des sous-officiers comportaient beaucoup de plaisanteries grossières, mais celles des officiers étaient dignes d’un épigraphiste et portaient sur le bien fondé de la guerre d’Algérie et de sa conduite en termes choisis et souvent bien écrits.

Chapitre troisième : l’épisode saharien

Notre chef d’antenne m’expliqua qu’il fallait nous trouver d’urgence une occupation justifiant notre existence auprès de l’État-Major. Après réflexion je lui ai proposé la mise en route d’un Atlas du Sahara. Il semblait opportun de livrer une documentation géographique simple mais complète sur l’ensemble du Sahara et à la tenir ensuite à jour. Dans ces immenses territoires, on circulait encore en sécurité, les officiers ne s’en faisaient pas faute dont les missions se multipliaient et pour lesquels une documentation de base s’avérait utile. Dans la partie orientale la recherche pétrolière obtenait des résultats spectaculaires qui bouleversaient localement l’économie et la société des oasis les plus proches des lieux d’extraction. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il conviendrait d’entamer le travail de ce côté là, dans la région de l’oasis de Ouargla et des puits d’extraction de Hassi Messaoud. Il s’agissait d’utiliser l’abondante documentation existante, notamment les travaux remarquables des médecins militaires depuis près d’un siècle, d’y mener des enquêtes rapides et, enfin, de rédiger, pour chaque oasis, un dossier comprenant une carte physique avec un commentaire d’une page, une carte de géographie humaine, également accompagnée d’un commentaire et, enfin une carte muette afin de permettre aux personnes en mission d’y porter leurs propres observations. Le projet était d’une simplicité toute militaire. Il présentait le double avantage de justifier notre existence et d’exiger un certain temps pour être conduit à son terme. Il fut le pain des collègues qui me succédèrent dans cette tâche et assura au commandant la stabilité et la sécurité qu’il recherchait. J’inaugurai en avril le premier voyage en vue de l’établissement de l’atlas. Objectif l’oasis de Ouargla prés de laquelle l’exploitation du pétrole était alors en plein essor. Suivant la sacro sainte hiérarchie qui fait comme on le sait, avec la discipline, la force des armées, il était normal que cela me revienne. En effet, vu son rang et son ignorance il était exclu que le commandant y participe. Mais il n’était pas non plus possible de confier une telle mission à un simple sous-officier, fut-il agrégé dans le civil. On finit par trouver un vieux commandant de para, ancien résistant alsacien engagé dans l’armée à la libération, ancien d’Indochine mais renâclant pour cette nouvelle guerre coloniale. Il reçut donc une mission fantôme au Sahara dans le cadre du service psychologique de l’armée, ce fameux service où des officiers s’inspiraient de Mao pour combattre le FLN. Je devais le rencontrer à El Oued, cette étonnante oasis où, au lieu d’élever l’eau du sous-sol, on creuse le sable jusqu’à la nappe phréatique. Ayant perçu mon commandant, nous prîmes ensemble l’avion pour Ouargla. Bien accueillis sur place on mit à notre disposition une chambre et des draps en nous conseillant de veiller à débusquer d’éventuels scorpions dont la piqûre pouvait être mortelle. Du coup le commandant qui trouvait stupide une telle mort, alla s’établir à l’hôtel saharien à l’allure de casino où il rencontra la bonne société locale. Les techniques pétrolières rendaient possibles des pompages d’eau dans les nappes profondes de l’albien. (Il s’agit d’un étage du crétacé, entre – 112 et -100 millions d’années qui tire son nom de l’Aube et qui localise dans le bassin parisien une importante nappe d’eau exploitée pour la première fois à Paris sous forme du puits artésien de Grenelle.) Cette eau jaillissait au Sahara brûlante et sous pression, inconvénients qu’il était nécessaire de surmonter. L’officier local d’action psychologique avait imaginé une affiche sur laquelle une pompe à bras était censée célébrer les bienfaits apportés par la France. Il croyait que l’eau était la bienvenue dans une oasis mais ignorait qu’il n’y a pas ou plutôt qu’il n’y a plus d’écoulement superficiel dans le désert et que l’eau qui y est déversée, si elle ne s’infiltre pas ou ne s’évapore pas assez vite, stagne en surface. C’était le cas à Ouargla où la sebkha locale s’étendait à vue d’œil et où le paludisme reprenait l’importance qu’il avait autrefois revêtue. Le responsable de l’antenne médicale se trouvait dépassé. Comme si cela ne suffisait pas, l’eau pure de la nappe albienne entraînait les sels minéraux des sols qu’elle stérilisait. Un tel enchaînement à l’échelle d’une oasis était pour un géographe un bon exemple du rôle d’apprenti sorcier que l’homme peut jouer quand il n’appréhende pas un aménagement dans la diversité de ses effets. Avec mon brave commandant nous fîmes une tournée jusqu’à Hassi Messaoud. Le capitaine Parantoine y vivait avec sa famille, entouré de sa compagnie. Ils « nomadisaient », technique de surveillance alors très utilisée en Algérie. Quant aux techniciens du pétrole, ils travaillaient d’arrache-pied par périodes d’un mois avant de partir quinze jours à Paris ou ailleurs y claquer leurs somptueux salaires. Un repas en plein désert à la cantine de ces techniciens et ingénieurs avait quelque chose d’irréel : salle à manger confortable dotée de l’air climatisé, repas fraîcheur composé à partir des arrivages journaliers des halles de Paris. La nuit, les torchères ronflaient et éclairaient le désert encombré de roses des sables et de troncs d’arbres silicifiés. On circulait en jeep sur des pistes où il fallait rouler très vite pour s’affranchir des secousses provoquées par la « tôle ondulée ». Mais déjà les routes asphaltées apparaissaient tandis qu’à côté de leurs tentes traditionnelles, les bédouins montaient des pièces en dur qui témoignaient de leur sédentarisation croissante. Les vélos y prenaient de plus en plus la place des chameaux pour les déplacements, toute une vie nouvelle prenait forme. De retour à Ouargla, le commandant s’émerveilla de voir des groupes de femmes ne portant pas le voile. Il y voyait la marche évidente du progrès et les résultats de notre action civilisatrice. Je lui appris qu’il s’agissait des prostituées. Au cours de la discussion qui suivit entre nous je me souviens l’avoir convaincu que, dans les sociétés où les femmes sont traitées comme des esclaves, les prostituées pouvaient paraître libres. Dans une ruelle de la « ville indigène » qui, sans avoir la beauté du Mzab, était tout de même remarquable, une jeune fille s’est enfuie à notre approche. Le commandant se mit à sa poursuite dans le dédale des ruelles et la pauvre fille finit par se trouver coincée dans une de ces impasses si fréquentes dans les villes musulmanes.

-« Pourquoi vous enfuyez-vous lui demanda le commandant, nous ne voulons pas vous faire du mal ? »

La jeune fille, épouvantée, ne manquait pas pour autant de sang froid et même de courage.

-«  C’est à la vue de votre béret rouge que j’ai pris peur. »

-«  Et pourquoi donc ? Seuls nos adversaires peuvent avoir peur de mon béret rouge. Je suis là pour vous protéger. »

– « Mais il y a quelque temps, les paras au béret rouge sont passés par ici et ce fut terrible. »

Il y eut un silence et c’est moi qui ajoutai :

– «  Le commandant ne fait pas partie de cette troupe là. Avec nous vous n’avez rien à craindre. Mais que s’est-il donc passé ? »

– « C’est inutile ajouta le commandant, j’ai compris. »

C’est seulement au retour dans la maison qui nous servait de logement que le commandant Kayser me dit qu’il se demandait ce qu’il faisait encore dans cette armée là. :

« J’étais un résistant, je me suis engagé à la libération dans l’armée de Lattre. »

Nous décidâmes d’aller jusqu’à Edjeleh, au cœur du désert cette fois. Edjeleh, à la frontière de la Libye est, en effet, au sud du 28 è parallèle, à l’extrémité de l’erg Bourarhet. A cette date de l’année, on y évacuait les rares femmes et enfants d’origine européenne pour les soustraire à la terrible fournaise du plein Sahara. Il y avait pourtant une infirmière parmi les passagers qui montèrent avec nous dans le Noratlas, cet étrange avion bipoutre et deux hélices qui servait de taxi dans ces solitudes. Elle fut la première à en descendre sur le terrain rudimentaire de la base militaire. Elle ne descendit que deux marches face à une trentaine de légionnaires qui se tenaient dans une sorte de brouillard rougeâtre causé par la fine poussière de latérite qu’un vent léger maintenait en suspension dans l’air brûlant. La plupart se trouvaient à Edjeleh depuis plusieurs mois, au-delà de ce que prévoyait le règlement. Ils étaient comme fous dans cette chaleur et déliraient parfois comme ce pilote de l’aviation légère de l’armée de terre qui certifiait avoir vu en Libye, à quelques kilomètres de là, toute une armée qui défilait dans le désert. Ils s’attendaient à être encerclés et s’apprêtaient à des combats qui ne venaient jamais. L’absence de femme depuis des mois rendait ces guerriers hallucinés et un jeune serveur arabe venait d’être la victime d’un adjudant. Je n’avais jamais vu de telles trognes. La jeune femme remonta illico dans l’avion. Le commandant de bord décida qu’elle ne débarquerait pas puisque l’avion devait décoller une heure plus tard. Les cinq autres passagers dont je faisais partie furent conduits au cantonnement où se trouvait une sorte de cafétéria. Là se déroula une scène terrible. On comptait deux civils parmi les passagers dont un député qui ne quittait jamais une grosse serviette remplie de documents qu’il passait son temps à égarer puis à rechercher. L’autre était un homme de petite taille, jeune encore mais qui semblait usé et fragile. Il m’avait expliqué dans l’avion qu’il avait été déporté par les Allemands, qu’il avait survécu par miracle mais ne s’était jamais remis des mauvais traitements qu’il avait endurés. J’ignorais totalement ce qu’il venait faire mais je suppose que sa présence avait un rapport avec la recherche pétrolière. Nous étions maintenant au bar où servait un légionnaire athlétique qui aurait pu servir de modèle à l’aryen blond et vigoureux de l’idéologie nazie que célébrait Leni Riefenstahl dans ses films. Soudain, l’ancien déporté se figea, devint pâle. Le légionnaire également. Il y eut un moment d’extrême tension, d’absence de mouvement qui provoqua aussi l’arrêt de toutes les conversations. Un silence terrible.

« Vous me reconnaissez ? » articula enfin l’ancien déporté

Le légionnaire bougea imperceptiblement la tête en signe de dénégation. L’ancien déporté lança alors un nom allemand que je n’ai pas gardé en mémoire et qui, je crois, devait être celui d’un camp de déportation. Le légionnaire bougea encore la tête mais, cette fois, de façon affirmative. Il était livide, immobile, sa pomme d’Adam remonta. Le silence qui se prolongeait devenait plus effrayant. Je vis mon commandant accompagnateur serrer les poings.

-« Je n’aurais jamais cru vous retrouver ici dit l’ex déporté. Il y a dix ans je vous aurais descendu. »

Le légionnaire fixa le mur blanc de la pièce, la tête droite, figé comme dans un garde à vous. Il semblait ne plus respirer. L’atmosphère était étouffante. On entendait tourner les pales d’un vieux ventilateur. L’ancien déporté sembla soudain gêné. Tout le monde avait compris maintenant, à commencer par les autres légionnaires présents dans la salle. Je regardais l’Allemand figé derrière le comptoir. Il avait l’air jeune et bien portant, plutôt sympathique, une sorte de grand sportif, un de ces moniteurs de ski comme j’en avais vu tant en Autriche, soignant ses vaches en été, ses conquêtes féminines en hiver. Un bourreau des cœurs probablement. Mais aussi un ancien bourreau, un vrai, comme peut être d’autres légionnaires ici présents. L’ancien déporté reprit soudain d’une voix sourde et triste :

«  Tout cela c’est du passé. Pas vrai ?  » L’Allemand acquiesça imperceptiblement.

-«  N’en parlons plus. Je veux oublier le passé » dit l’ancien déporté qui paraissait encore plus las, vieux même en dépit de ses 36 ans. C’était toujours le silence et l’immobilité. Brusquement, l’ancien déporté tendit la main à l’Allemand dont le visage s’éclaira. Il sortit une poigne velue et les deux hommes se serrèrent la main.

-«  Sers à boire à tous, c’est ma tournée » tenta de crier l’ancien déporté mais sa voix s’étrangla. Malgré notre soif intense le commandant et moi passâmes dans l’autre pièce sans échanger une parole. Le lendemain matin nous repartions pour Ouargla.

C’était un jeune commandant qui, cette fois, pilotait un autre Noratlas, véritable fourre-tout en désordre avec ses sièges en toile le long de la carlingue et des caisses à même le plancher. Il faisait beau. On passa au-dessus de Fort Saint où nous fîmes quelques tours et quelques piqués acrobatiques au-dessus du poste près duquel une grande mare permettait à la garnison de se baigner. Le temps était clair et j’aurais aimé que l’on fasse un petit crochet pour apercevoir Ghadamès mais on mit le cap sur Ouargla. D’un seul coup le temps se gâta et le sol ne fut plus visible. Les moteurs bourdonnaient. L’avion se trouvait enveloppé dans une sorte de brouillard jaunâtre et il semblait qu’il faisait plus chaud, je voyais sourdre des gouttes de sueur au creux de ma main. Nous étions secoués et tout le bric-à-brac qui se trouvait dans la carlingue vola dans tous les sens. Nous nous taisions et nous cramponnions tant bien que mal. Seul le député pestait contre ce vent de sable qui lui avait fait perdre sa serviette. Heureusement nous étions proches de Ouargla. Lorsque nous arrivâmes au dessus de l’aire d’aterrissage, le pilote tenta de se poser suivant une technique peu rassurante consistant à présenter l’avion légèrement incliné de côté puis à le rabattre au moment de toucher la piste. A chacune des trois tentatives on pouvait apercevoir cette piste zébrée de bandes de sable jaune balayées par le vent. Finalement l’autorisation d’atterrir fut refusée, la poursuite de l’opération étant jugée trop risquée. On se dirigea alors vers Touggourt, à moins de 200 Km Le pilote vint nous visiter dans la carlingue.

-«  Je crois que nous sommes foutus dit-il, il n’y a plus aucune visibilité ».

-«  C’est idiot me dit le commandant Kayser, je sais que, dans ce cas, cela ne servirait à rien

mais j’aimerais tout de même bien avoir mon pépin sur le dos ».

L’avion volait à très basse altitude, essayant de suivre une ligne téléphonique que l’on entrevoyait parfois mais la tempête ne cessait pas et c’est l’essence qui risquait de faire défaut. Il fallait absolument se poser à Touggourt vaille que vaille mais où les difficultés seraient les mêmes qu’à Ouargla. Cela réussit parfois dit le commandant qui retourna prendre les commandes. Je regardais ce sable qui défilait et laissait entrevoir parfois une dune qui semblait n’être qu’à quelques mètres de nous. Soudain, tout s’éclaircit, l’avion cessa de danser. Nous avions dépassé le vent de sable. La palmeraie s’étendait à nos pieds et l’avion frôlait la cime des palmiers. C’était Touggourt. L’avion se posa aussitôt. On sauta à terre dès qu’il fut immobilisé et nous courûmes vers un hangar. J’ai vu alors au loin les palmiers s’agiter violemment et un rideau jaune les couvrir d’un seul coup. A peine étions nous à l’abri que le vent arriva en mugissant. On nous avait attendus et, à en juger par la sorte de solidarité qui nous unissait tous grades confondus, nous revenions de loin. Le lendemain, un autre avion nous conduisit à Laghouat, la porte du désert. De là il devenait facile de rejoindre Alger. A Laghouat il y avait parmi les passagers des familles de militaires. Mais au moment de monter à bord, femmes et enfants furent refoulés. On craignait des tirs de mitrailleuses qui s’étaient produits la veille en bout de piste détruisant un avion au décollage. Seuls les militaires prirent donc place ce jour là dans l’avion pour Alger. La mitrailleuse n’était pas au rendez-vous et le voyage s’effectua sans difficulté. A l’aéroport de Maison Blanche, après avoir bu un pot, nous nous séparâmes le commandant de para et moi. Il me confia qu’il ne serait pas fâché de prendre bientôt sa retraite. Il n’était plus d’âge à sauter en parachute et puis il ajouta que ce genre de guerre ne lui convenait pas du tout. Nous nous serrâmes la main.

Chapitre quatrième : Eternel retour

Les jours suivants j’allais régulièrement à l’institut d’études sahariennes afin d’y mettre mes notes en ordre et de compléter par des lectures ma documentation. Il s’agissait d’un vaste appartement, en partie en sous-sol et, pour cette raison, d’une fraîcheur agréable en été. Il était d’un modernisme cossu qui semblait propre aux institutions publiques en Algérie : machines à écrire aérodynamiques, poêles à gaz qui ronronnent en hiver, fauteuils moelleux, rayonnages aux chromes étincelants et, surtout, une riche bibliothèque que j’étais souvent le seul à fréquenter. J’y rencontrai Rognon, un jeune collègue, assistant du professeur Capot-Rey à l’Université, devenu depuis un éminent spécialiste de la géographie physique du Sahara. Libéral comme l’étaient souvent les protestants, il me fit part de l’amélioration qu’il constatait dans l’enseignement supérieur. Alors que, l’année précédente, aucun étudiant musulman ne suivait ses cours, il en comptait désormais 26 dont 6 femmes. C’était l’époque des illusions. Les attentats avaient pris fin après la bataille d’Alger. Les pieds-noirs reprenaient espoir mais pensaient que le gouvernement voulait brader l’Algérie. Les militaires de carrière soutenaient ce point de vue ; eux qui ressentaient toujours l’humiliation de Dien Bien Phu  qu’ils attribuaient au manque de volonté politique du gouvernement. Robert Lacoste, le ministre-résident en Algérie, véritable proconsul qui soutenait les ultras, s’apprêtait à leur laisser la place. Tout était prêt pour un coup d’État. Le matin du 13 mai, comme à l’ordinaire, j’étais à l’État Major dont les bâtiments se trouvaient en contre bas de ceux du gouvernement général. On entendit des explosions de grenades et, peu après, les yeux ne tardèrent pas à nous piquer. Quand je suis allé voir sur place l’après-midi, le gouvernement général était saccagé, les dossiers et les machines à écrire avaient été lancés par les fenêtres. Sur le grand centre de rassemblement du forum, une foule hétéroclite composée de civils, de militaires, de gendarmes et de policiers exprimait sa satisfaction et entonnait tour à tour la Marseillaise et le chant des Africains. Je crois que beaucoup de musulmans furent surpris mais y crurent. L’armée distribuait des sandales ou des maillots à des gamins qu’elle transportait en camions pour aller manifester en faveur de l’Algérie française. C’était une atmosphère de kermesse. Des jeunes filles quêtaient dans les rues et épinglaient des petits drapeaux français au revers des costumes. Des drapeaux, il y en avait partout. Les militaires étaient fêtés, embrassés. Le couvre-feu fut oublié. Les nuits d’Alger devinrent des nuits de fête. Il va sans dire que, pour moi et mes camarades, ces événements revêtaient une inquiétante signification et que les jours qui suivirent furent angoissés. Je pressentais la mise en place d’un pouvoir autoritaire d’extrême droite et j’ai envisagé d’éventuelles solutions pour m’y soustraire. Par ailleurs, bien que comprenant parfaitement l’attitude des patriotes algériens et leur volonté d’indépendance, je ne me sentais pas pour autant prêt à partager leur destin. Quant aux pieds noirs, en dépit de la lourde responsabilité que d’aucuns portaient avec leur racisme inavoué, ils me semblaient être dans leur majorité les victimes d’une histoire faite d’une suite d’erreurs politiques et de l’aveuglement des responsables français. Cette médiocrité des « élites » françaises moins de vingt ans après leur prestation lamentable en juin 40, me plongeait dans un désespoir d’autant plus terrible que la toile de fond était celle d’une joie populaire débridée. Le jeudi 15 mai, alors que les manifestations avaient repris, j’ai déjeuné chez Marc Lauriol que j’avais déjà rencontré quinze jours plus tôt. Il était le tenant de la solution politique dite « intégration fédéraliste » et de ceux qui continuaient de croire dans une Algérie française pour peu qu’elle soit dotée d’une large autonomie. Quand il m’a demandé mon avis j’ai répondu que cette solution avait vingt ans de retard et qu’entre les populations musulmanes et européennes la rupture était désormais consommée. Il s’emporta alors de belle manière et ce fut une jeune fille de sa famille qui l’invita à se modérer. D’autres personnalités que j’avais rencontrées les jours précédents étaient dans la même illusion d’une solution fraternelle, parmi elles un certain nombre de professeurs d’université comme Pérès, l’islamisant, Capot-Rey le géographe, Fabbiani le médecin dont la naïveté était à la fois sincère et désarmante. Pour ma part il me semblait urgent de mettre en œuvre l’indépendance de l’Algérie, point de vue qui scandalisait mes interlocuteurs. Toutefois il ne me paraissait pas interdit de délimiter un petit territoire en bordure de la Méditerranée d’une trentaine de milliers de kilomètres carrés où les pieds noirs qui le souhaiteraient trouveraient refuge de même que les musulmans qui s’étaient constitués en auxiliaires des troupes françaises. En effet, à cette date, sur une population d’une dizaine de millions d’habitants, l’Algérie comptait un million « d’Européens » dont certains étaient présents depuis trois générations. Par ailleurs, les auxiliaires musulmans qui avaient été recrutés par l’armée française avaient tout à redouter de leurs coreligionnaires dans le cas d’une indépendance. Une telle solution me semblait donc permettre d’éviter le pire sans léser pour autant personne. Cette « Numidie » pouvait être taillée dans le territoire immense revendiqué par l’Algérie dont les frontières mal définies comme l’identité complexe laissaient place à une négociation. Le territoire pouvait être découpé soit du côté  de la frontière tunisienne autour de Bône soit du côté de la frontière marocaine autour de Tlemcem. Cette idée soulevait l’indignation de mes interlocuteurs pieds-noirs les plus modérés. Elle aurait probablement provoqué la même réaction dans les rangs du FLN. Des deux côtés c’était le tout ou rien aux conséquences désastreuses pour tous. Le 16 mai une foule considérable se massa sur le Forum avec le comité de Salut Public d’Hussein Dey et celui de la Casbah donnant l’illusion d’une possible réconciliation entre communautés. Le 17, alors que j’étais de piquet d’intervention au grand Etat-Major, un délire d’acclamations nous parvint du Forum en fin d’après-midi. C’était Soustelle qui venait d’arriver de Paris. La tournure prise par les évènements depuis le 13 incita alors les responsables de l’Etat-Major à quitter les lieux. C’était en effet un endroit indéfendable et qu’il n’y avait guère d’intérêt à défendre puisque l’armée était du côté des manifestants. L’ennemi n’était pas à Alger mais à Paris. Il s’agissait seulement de faire pression sur le gouvernement en montrant la détermination des Français d’Algérie et leur mécontentement à l’égard de la politique de Paris. En début d’après-midi un capitaine vint me trouver pour me demander d’assurer la défense des locaux de l’Etat-Major. C’était une décision surréaliste de confier cette garde à un simple sous-officier. De fait, après le départ en voiture du capitaine, je me suis retrouvé seul gradé dans l’Etat-Major avec une poignée d’appelés parmi lesquels les typographes de l’imprimerie, des titis parisiens d’origine modeste. Au moins, pour quelques uns d’entre eux les termes de société coloniale, de militarisme et de fascisme avaient un sens. Je les ai rassemblés, ils étaient moins d’une trentaine. Je n’ai pas eu de peine à les convaincre de garder les deux portes cochères principales. A cet effet, j’ai organisé deux gardes de chacune douze hommes armés de leurs pistolets mitrailleurs. Bientôt une foule enthousiaste s’approcha de l’entrée située au fond de la petite rue qui longeait le bâtiment principal. A sa tête un homme jeune avec lequel j’ai parlementé. Je lui ai expliqué qu’il serait très mal venu de saccager l’Etat-Major, que cela ne servirait à rien si ce n’est à déconsidérer l’armée. Il fut sensible à ce dernier point. J’ai alors ajouté que, de toutes façons, j’avais reçu l’ordre de défendre l’Etat-Major et que j’étais prêt à le faire sans état d’âme. Un coup d’œil sur les hommes que j’avais disposés en travers de la rue devait d’ailleurs le convaincre qu’il était inutile d’insister. Il demanda donc à la foule de se retirer et l’obtint sans difficulté. L’autre porte charretière où j’avais fait renforcer la garde fut l’objet d’une visite d’une toute autre nature : celle d’un corps de paras en tenue de combat. De ce côté là, la rue dominait notre cour et un lieutenant y fit installer une mitrailleuse. Je suis allé à sa rencontre mais lui et ses hommes me firent présager le pire.

« Vous êtes bien bronzé pour un gars d’Etat-Major » fut l’entrée en matière ironique du lieutenant.

« Normal, il y a quinze jours j’étais encore au Sahara en mission avec le commandant Kayser, un para à béret rouge que vous connaissez peut être. »

Cette mention atténua la tension. Finalement, rien ne se passa, la mitrailleuse fut retirée et les locaux de l’État-major ne furent pas envahis.

Les jours qui suivirent furent ceux de la mascarade que l’on sait. Le matin du 29 mai à 11h15 encore deux escadrilles de chacune 18 Noratlas 2501 passèrent en direction du nord.  A 35 paras par avion cela faisait 1260 hommes, de quoi tenter un coup de main en France et y porter la guerre civile. Le bruit d’une telle possibilité courait depuis quelques jours et ces deux escadrilles avaient de quoi inquiéter. Mais je les vis revenir peu après, disposées en croix de Lorraine. J’ai appris plus tard que, ce jour là, le président de la République René Coty fit appel au « plus illustre des Français » pour être investit de la charge de président du Conseil. La guerre civile était écartée et ce fut un tournant majeur. Puis ce fut la venue du général de Gaulle du 4 au 7 juin qui, il me semble, s’accompagna d’une invasion de criquets pèlerins dont la coïncidence fut l’objet de plaisanteries. En quelques heures les arbres furent dépouillés de leurs feuilles, les voitures ne pouvaient plus rouler, glissant sur les innombrables insectes qui tombaient comme neige et cinglaient les visages. L’enthousiasme demeura encore durant plusieurs semaines. Mais les ultras finirent par comprendre qu’ils avaient été joués par une poignée de gaullistes et ils inversèrent amèrement le fameux «  Je vous ai compris » que le général leur avait lancé. Pourtant, quelques mois plus tard, le jeudi 16 octobre au soir, prenant un de ces trolleybus incommodes et dangereux, une conversation m’apprit que deux membres du Comité de Salut Public se trouvaient à mes côtés. Mise impeccable, visages anguleux, regards masqués par des lunettes noires, ils avaient tous les aspects que l’on prête aux chefs maffieux. Ils commentaient avec sévérité l’ordre donné aux militaires de se retirer des Comités de Salut Public, jugeant que de Gaulle était prisonnier des partis.

«  Qu’il le dise, nous sommes là pour l’aider. »

Le sentiment latent qu’un coup d’Etat n’était pas encore écarté me causait une inquiétude permanente. Sur le plan matériel je n’avais pas à me plaindre bien que la durée du service militaire ait été allongée « au-delà de la durée légale » et risquait de se prolonger encore plus. Toutefois, les fonctionnaires sous les drapeaux touchaient leur paie à partir de ce moment et ce fut mon cas. Las de dormir sur un bureau à la caserne d’Orléans, je me suis mis en quête d’un logement plus décent. Mais les prix étaient très élevés, en relation avec le grand nombre d’officiers et de leurs familles qui peuplaient alors Alger. J’ai remarqué que le prix d’une chambre, très élevé si l’accès était indépendant, devenait raisonnable s’il fallait passer par le logement du loueur. J’ai trouvé ainsi une chambre dans une maison neuve du boulevard du Telemly, chez Madame Massing, une vieille dame d’origine allemande, protestante et amie des chats. J’étais toujours rattaché à la CRT 10, cette unité composée de chauffeurs d’officiers supérieurs et généraux dont j’avais gardé la charge de signer les carnets. Il se trouve que, tous les matins, un chauffeur qui venait de conduire un général passait devant mon nouveau logement, avant de rentrer à la caserne d’Orléans. Il m’offrit donc de me prendre chaque jour à 8h30 au grand étonnement de Madame Massing qui voyait une heure plus tôt, une simple jeep venir chercher un lieutenant colonel qui habitait le même immeuble. Elle en conclut que j’étais un personnage important dans le civil et je n’ai jamais cherché à la détromper. Ce scandale a toutefois cessé quand, quelques semaines plus tard, j’ai acheté un petit scooter qui compléta ma liberté en me donnant le dimanche un accès aux plages. En somme j’avais la bonne vie et j’aurais pu m’y habituer. Fin septembre un accident de scooter me valut un séjour à l’hôpital Maillot, le grand centre où affluaient les blessés jour et nuit en hélicoptère, en provenance du bled. J’avais glissé sur une plaque d’huile ce qui m’avait précipité avec mon passager sur un camion. J’étais grièvement blessé, le guidon de la petite moto m’étant entré dans le bas ventre. Le commandant qui m’opéra sans m’endormir m’affirma que j’avais eu de la chance, aucun organe vital n’était touché mais, probablement, je ne pourrais jamais avoir d’enfant. Cet accident m’avait introduit dans la section des grands blessés, la plupart avaient été touchés aux jambes par l’explosion d’une mine. Les amputations étaient fréquentes. Le rêve pour ces jeunes hommes était de quitter l’Algérie, de rentrer chez eux au plus vite. Lorsqu’un blessé devait être rapatrié une infirmière lui remettait un chandail, c’était un signal, presque un rite qui déclenchait la joie. Un jour, le jeune homme qui reposait dans le lit en face du mien se vit remettre le chandail gris qui lui promettait la délivrance. Il exprima sa joie en ameutant toute la salle et en chantant. Il faisait chaud et avait soif. Il demanda un verre d’eau, la jeune infirmière lui apporta et l’aida à se redresser. Le drap glissa alors et le jeune homme découvrit ses deux jambes amputées. J’entends encore ses sanglots d’enfant. Combien furent-ils ainsi brisés dans leur jeunesse ? Quand je suis sorti de l’hôpital je me suis jugé sévèrement. Non seulement je n’avais rien fait pour lutter contre cette politique absurde et en plus je m’habituais à ma vie de sous-off. à Alger Il est vrai que celui qui arrivait dans cette ville à la fin de 1958 trouvait une atmosphère paisible, des commerces actifs et bien achalandés, des cafés et des restaurants remplis de clients et même une certaine activité culturelle. En octobre j’ai visité le musée d’ethnographie du Bardo et constaté que la présentation de ses collections était d’une facture attrayante et moderne. Le musée Gsell comportait aussi quelques belles pièces dont la Vénus de Cherchell même si la partie consacrée aux arts musulmans m’a semblée insipide, m’évoquant le musée des rois du Montenegro à Cetinje. Bref la vie à Alger pouvait paraître normale. Bien sûr il y avait le couvre-feu à partir de minuit et une présence militaire pesante. Les militaires s’étaient substitués partout aux civils, de l’instituteur au préfet. Mais enfin l’ordre régnait dans les grandes villes, là où vivaient la majorité des Européens qui pouvaient se croire ainsi revenus à une période antérieure. En fait, l’absence de risques ne valait que sur une étroite bande le long du rivage en direction de l’ouest, au mieux jusqu’à Tipasa. On retrouvait à Oran comme à Bône ce petit espace sécurisé en bordure de la mer sur quelques kilomètres seulement. Pour prendre la mesure de la situation il fallait quitter la ville. Même les grandes routes étaient pour la plupart interdites à moins d’y circuler sous la protection d’un convoi militaire. J’ai parcouru ainsi une centaine de kilomètres sur la route d’Alger à Laghouat dans la voiture des parents de mon collègue et ami qui habitait Alger où sa mère était institutrice. Il y avait le long de la route de montagne des tours en béton dressées tous les 2 km où de jeunes appelés écoulaient tristement leurs 27 mois. Encore risquaient-ils à tout moment des attaques sanglantes. En fait, les campagnes étaient en état de guerre et elles étaient ravagées. L’année suivante, à l’occasion d’un vol vers Alger et alors que l’on survolait la région de Bougie, j’ai pu voir des alignements de baraquements où la population avait été regroupée. On pouvait facilement se faire une idée des dépenses fabuleuses que ces précautions défensives représentaient, des contraintes imposées aux paysans et du rejet massif auquel il fallait s’attendre de la part des populations rurales. Concentrée dans les villes la population européenne ne prenait pas la mesure de la situation ou ne voulait pas y croire.  La prise de conscience du drame algérien n’avançait guère. Je me souviens d’un rendez-vous à la terrasse d’un café avec des collègues dont j’avais fait connaissance lors de mon bref séjour à Bône et qui venaient d’être mutés à Alger. C’était une promotion et je crois qu’ils étaient heureux. Ce 3 novembre 1958 il faisait encore un doux soleil d’automne. La crainte des attentats était du domaine d’un passé, vite oubliée depuis le démantèlement par les hommes de Massu du réseau des poseurs de bombes. Burel, le prof. de dessin, artiste reconnu, m’offrit un café. Un jeune prof. arrivé de France le mois précédent proclama à la cantonade qu’il donnait des heures supplémentaires et gagnait ainsi près de 150.000 francs par mois. J’ai dit que c’était beaucoup plus que ce qu’il pourrait espérer en France, ce qui l’agaça. Il me fit remarquer aigrement que ce n’était rien comparé aux gains des directeurs commerciaux. J’en suis convenu mais j’ai trouvé que cela rendait  difficile un retour en France ; on s’habitue vite à une vie plus facile. Il  s’en alla fâché en haussant les épaules. Burel sourit  et me dit :

– « Que veux-tu, on s’emmerde ici, mais on s’y fait pourvu que l’on ait un appartement et une maîtresse. Il n’est pas interdit non plus d’arrondir ses fins de mois quand c’est possible. »

J’ai dit qu’après ma libération j’espérais pouvoir me consacrer à des recherches de géographie rurale en Espagne. Tout en m’écoutant, il dessinait dans la mousse du café un bec, une crête, un plumage et, d’un coup vif de sa cuillère, donna l’envol à un oiseau. Il me parla alors de son attachement à la campagne de son pays breton, puis se mit à crayonner mon portrait sur un bout de papier. Il trouva que j’avais une tête de gaulliste. Fallait il en rire ? Je lui ai répondu qu’enfant, sous l’occupation, j’avais été gaulliste mais que j’appréciais moins son retour.

– « Je suis simplement un militaire d’occasion, impliqué dans une guerre coloniale qui va à l’encontre de nos valeurs, c’est grave et je ne sais que faire. »

– « Je vois tu es progressiste. Alors que penses-tu de cela ? » Jacques Burel me tendit une coupure de l’Observateur consacrée à Boris Pasternak. L’écrivain venait alors de décliner le prix Nobel, suite à une violente campagne déclenchée contre lui par le pouvoir soviétique.

– « Tu ne crois pas que les Russes commencent à chier dans la colle ? » dit Burel

– « Cela montre que le stalinisme n’est pas mort avec Staline et concerne toute une société. Cela sera long à évoluer. Quant au Dr Jivago,  je ne l’ai pas encore lu. Et toi ? »

– «  Non, pas encore, d’ailleurs je n’en ai pas le temps, j’ai une expo en vue. »

Un peu triste, j’ai pris congé de ce grand gaillard sympathique en lui souhaitant une bonne expo.

En février 1959 j’ai retrouvé ma famille à Paris où une lettre de l’éducation nationale me rappelait à mon poste en Algérie, retour au point de départ. Lors de ce dernier séjour, je me suis logé dans un grand immeuble qui donnait sur la forêt où les ricanements des chacals y résonnaient parfois la nuit. La fin de l’Algérie française était proche, les évènements n’allaient pas tarder à se précipiter de manière dramatique mais, pour l’instant, les départs étaient peu nombreux. Tout était mis en œuvre par les autorités pour donner l’impression d’une vie normale et une course cycliste fut même organisée autour de la ville. Pourtant l’armée était partout. Bône se trouvait à proximité de la frontière tunisienne, bordée jusqu’aux mines de fer de l’Ouenza par un barrage électrifié. Des groupes armés du FLN tentaient de le franchir et des engagements d’une extrême violence impliquaient parfois l’intervention de l’aviation. En général les combattants n’allaient pas bien loin, mais un jour où une bande armée parvint jusqu’à l’orée des bois qui environnaient la ville, les combats purent être suivis à la jumelle par les badauds, depuis une esplanade réputée être un bon poste d’observation. Cela se répéta plusieurs fois et les gens prirent l’habitude de s’y rendre comme les Romains aux jeux du cirque. Je mesurais quelle chance avait été la mienne de n’avoir jamais eu à participer aux opérations dites de maintien de l’ordre. Près de 25 000 jeunes Français tués, plus nombreux mutilés et un nombre plus grand encore marqués à vie par l’exécution des missions qui leurs avaient été confiées, pour ne rien dire des souffrances et des pertes infligées au peuple algérien. Deux années furent encore nécessaires pour parvenir à l’arrêt des combats où l’Algérie gagna son indépendance mais où une culture de la violence avait été semée qu’il serait probablement aussi long et difficile à éradiquer que les séquelles de la dictature stalinienne qui indignaient l’artiste Burel.

Retour sur le Sahara

En 1958 l’exploitation de deux grands champs pétrolifères en était à ses débuts dans le nouveau département de la Saoura qui couvrait la partie orientale du Sahara et dont Ouargla devint le chef-lieu. II s’agissait des sites de Hassi Messaoud à l’est de Ouargla et de celui d’Edjeleh, plus au sud, à proximité de la frontière libyenne,

Ouargla n’était alors qu’une oasis de 30 000 habitants, ville coloniale qui juxtaposait de part et d’autre de la porte Tanit, la vieille cité historique et la ville européenne. La première avec ses venelles tortueuses, serrée autour de la grande mosquée, la seconde au plan géométrique et aux larges avenues avec ses bâtiments administratifs, son église et l’hôtel Transatlantique où se réunissaient les familles des militaires. Les paysans sédentaires qui vivaient de la palmeraie habitaient la ville « indigène ». Il s’agissait de Berbères et de noirs soudanais, descendants des anciens serfs, auxquels s’ajoutaient de nombreux métis. Les éleveurs nomades, Arabes, vivaient sous la tente jusqu’à dix kilomètres  de la cité et partaient au printemps vers des terres de parcours éloignées. Sédentaires ou nomades étaient de religion musulmane mais de nombreux mozabites, la plupart commerçants, relevaient du courant ibadite de l’Islam.

L’oasis de Ouargla et ses satellites comptait alors environ 700 000 palmiers-dattiers que des ressources hydriques abondantes permettaient d’irriguer à partir de nombreux puits. En effet, si la nappe phréatique à fleur de sol était quelque peu salée, une nappe artésienne à une soixantaine de mètres de profondeur assurait les usages domestiques et agricoles même si les puits et les canaux laissaient à désirer. Le volume des prélèvements entraînait une baisse de pression de cette eau, plus souvent ascendante que jaillissante et les eaux usées polluaient la sebkha dont elles étendaient aussi la superficie. La malaria endémique avait été combattue vigoureusement à partir de 1949 avec la réfection des installations, la destruction à l’aide d’insecticides des larves d’anophèles, l’empoissonnement des canaux en gambouses (poissons insectivores) et le traitement des populations au chloriguane. En 1953 le médecin-colonel des services de santé, émule de Laveran, pouvait annoncer la disparition du paludisme.

Le pétrole jaillit en 1955 à Edjeleh, à 600 Km à vol d’oiseau au sud de Ouargla puis, en janvier 1956 à Hassi Messaoud (le puits du bonheur), à 85 Km à l’est de Ouargla. Il s’agissait alors de simples lieux dits. D’importantes réserves vers 3.300 m de profondeur justifiaient une exploitation de grande envergure qui déclencha une intense activité afin de mettre en place des voies d’accès modernes, d’extraire, de stocker et d’exporter le pétrole et de loger les travailleurs. Les forages pétroliers avaient aussi permis de découvrir, à 1300 m de profondeur, une nappe d’eau douce captive et fossile, à l’étage de l’albien, Cet aquifère devait s’avérer un des plus importants du monde, il conserve l’eau d’une époque, il y a plus de 10 000 ans, où les précipitations étaient moins rares que de nos jours. Un forage fut réalisé à Ouargla où l’eau artésienne surgit à plus de 60° et sous une pression qui nécessita la pose d’un brise-jet en acier. C’était la perspective d’un développement de l’agriculture dont les résultats en 1958 apparaissaient déjà sous forme de cultures légumières et de plantations de palmiers. Mais ce nouvel apport d’eau eut aussi pour conséquence d’étendre la sebhka et de relancer le paludisme. On avait oublié qu’en milieu désertique l’eau stagne faute d’écoulement superficiel. Un aquifère fossile dont la recharge est sinon nulle du moins très limitée, risque aussi de tarir si le montant des prélèvements l’emporte sur l’alimentation, d’où un risque.

Un demi siècle plus tard Ouargla dépasse 200 000 habitants. Cette métropole desservie bientôt par un métro, compte une université de 25 000 étudiants. De son côté, Hassi Messaoud est devenue une grande ville dynamique au milieu du désert. Dans l’un et l’autre cas l’avenir y dépend de ressources non renouvelables en eau et en énergie qu’il convient de gérer avec discernement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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