Le Souf, étude de géographie humaine: Histoire d’un livre
Dans les années 1950, un « bon étudiant » qui avait rédigé sérieusement son mémoire de maîtrise (on disait Diplôme d’études supérieures), en géographie ou en histoire, se voyait souvent sollicité d’en tirer un article pour une revue de sa discipline : un honneur pour le maître comme pour l’étudiant. Beaucoup plus rare était de pouvoir publier ce mémoire lui-même. L’Institut d’études sahariennes de l’Université d’Alger avait peu de manuscrits à publier et plus de moyens qu’une université française « moyenne », grâce au caractère stratégique de ce Sahara français, agrémenté de colorations exotiques plus faciles à valoriser que pour l’Algérie « du nord ». Voilà pourquoi le texte d’un géographe débutant est devenu un livre, écrit juste avant la guerre d’Algérie et publié au début de celle-ci. J’ai retrouvé les correspondances que j’envoyais à ce sujet à mes parents (parisiens) et à mon frère Pierre, lui-même administrateur adjoint du Souf, c’est-à-dire de la Commune mixte d’El Oued.
Chez les géographes, « faire du terrain » était la noblesse de la discipline, et pour ceux qui travaillaient dans cette branche prestigieuse de la géographie physique qu’était la géomorphologie, cela pouvait être pris au sens littéral : certes il fallait s’appuyer sur un matériel cartographique existant, mais l’œil sur le paysage était réputé essentiel. En géographie humaine, la part des données écrites à récolter était beaucoup plus forte et en outre l’œil ne pouvait être séparé de la parole : enquêter sur une réalité locale voulait dire dialoguer avec des acteurs locaux et en pays « exotique » la langue était un obstacle essentiel.
J’ai eu la chance d’un premier contact avec le Souf de mon frère Pierre à l’automne 1951, faisant suite à un voyage de découverte du Maroc. Puis j’ai passé au Souf quatre mois au début de 1953, rédigeant à Paris ensuite le mémoire rapidement pour le « livrer » à mon « tuteur », Jean Dresch, dans le courant de juin.
Ce texte fait partie d’une trilogie: d’autres correspondances ont été récupérées, d’une part à propos d’un livre collectif sur « Nomades et nomadisme au Sahara » http://alger-mexico-tunis.fr/?p=1992, d’autre part sur le Maroc que j’ai connu, en touriste puis comme « coopérant », entre 1951 et 1961.http://alger-mexico-tunis.fr/?p=2054
5 juillet 1951 (de Pierre) Mon vieux Claude. Alors que projette-tu pour cet été ? Maman me dit que tu vagabondes. Très bien et d’autant mieux que nous allons sans doute pouvoir nous voir un peu longuement en octobre. Ce serait épatant si tu pouvais faire le voyage et restez ici le plus longtemps possible : Deux ou trois semaines. Le pays te plairait, il y aurait de la datte toute fraîche, ce qui compensera le boisseau de mouches surmontant les dattes. Il y a beaucoup de balades à faire. J’ai des tas de projets en tête pour toi : D’abord tu pourrais profiter des sorties du docteur qui sera très probablement une de tes connaissances, le père Belet, il m’a écrit aujourd’hui pour me dire qu’il va venir à El Oued après le 15 août. Ensuite tu sortirais avec moi car j’espère bien pouvoir être souvent dehors. Je te verrais très bien repartir d’El Oued à chameau pour aller prendre le train à Touggourt. Ce serait très facile à combiner et tu verrais une très belle région de vraies grandes dunes. Je peux te passer la rahla, la guerba, et tout. Quand au chameau et au guide c’est facile aussi.
24 octobre 1951 Chère maman, Je m’aperçois que je suis silencieux depuis quatre jours et que j’ai des nouvelles à donner de mon voyage. Je suis dans le train Fez- Alger. Comme prévu, je serai demain midi à Alger.
30 octobre 1951 Chère maman, je m’aperçois que mon courrier s’espace : cela tient sans doute à ma sédentarisation à El Oued qui me donne une vie moins remplie et d’ailleurs plus reposante. Le voyage était fatiguant à la longue : départ de car à quatre ou cinq heures, étape de 8 heures de car, train de nuit. Et de plus vivre assez seul, ce qui permet un contact facile avec un tas gens de rencontre, mais fatigue aussi moralement à la longue. Bref en arrivant à Alger ayant le choix entre partir pour Ghardaia ou directement pour El Oued, j’ai choisi El Oued, quitte à aller ensuite au Mzab, pensais-je, ce qui se révèle impossibles faute de temps : je serai le neuf [novembre] à Paris comme le demande papa. […]Vendredi soir train de nuit pour Biskra où je me suis trouvé samedi à neuf heures du matin bec dans l’eau, et où j’ai attendu un camion qui m’a amené ici dimanche. Voyages très amusant sur le chargement, avec réellement froid, départ à cinq heures, levé de soleil féerique, l’orient rouge déjà, tandis que le reste du ciel est noir plein d’étoiles. Je fais connaissance avec les dunes de plus en plus belle à mesure que l’on approche de El Oued, qui fait tout à fait désert de cartes postales au premier abord. Depuis que je suis ici, j’ai peu remué : une balade en voiture avec le docteur Bellay à 18 km. Je pense faire quelques autres tours avec Pierre, jamais très loin car ici il y a le Souf, zone des palmeraies autour de El Oued ou on va en auto en une matinée et le reste, domaine des chameliers avec peu de pistes. Pierre met au point la chic idée de la traversée El Oued- Touggourt à chameau, perspectives épatantes que je savoure, cela risque d’être très intéressant, voir des régions de grandes dunes, et voir deux jours de vie de chamelier, est très amusant, côté couleur locale. Pierre me prête le matériel traditionnel, pantalons seroual et selle rahla du chameau. Puis ce sera le retour après une demi-journée à Touggourt où je verrai Monsieur Lebert.
12 novembre 1951, à Pierre Un mot « anniversaire » hebdomadaire de mon départ d’El Oued. A l’heure actuelle Abdallah doit être de retour à El Oued, te rapportant tout le matériel qui m’avait permis de jouer les méharistes, et qui m’a été bien utile. Ces deux jours et demi (car je suis arrivé à Touggourt mercredi vers 9h1/2 du matin, ayant couché à 20 km du but) se sont passé de façon épatante, et en somme très monotone, ce qui me semble une des caractéristiques (et un des charmes) de ce genre de vie. Abdallah (graphie difficile) m’a soigné comme un fils et a déployé des talents culinaires hardis, parfois exagérément… Bref au total nous avons bien mangé, lui ou Kalifat, le propriétaire d’un chameau, ayant apporté du mouton, et de plus mon guide levant le coude en ma compagnie avec un litre de ros é qu’il avait apporté (et disant « bismillah » avant de boire son vin). Il y a en somme peu à « raconter » : on marche, mange, marche, mange, dort, etc… sauf que nous avons rencontré et pris avec nous un type qui allait à pied à Touggourt avec son sac (et deux litres de flotte), pour y chercher du travail. Il a fait du chameau- stop et a accroché son matériel avec le nôtre, et savait d’ailleurs un peu plus de français que Abdallah. Celui-ci m’a abreuvé d’histoires sahariennes, me narrant les aventures du lieutenant machin et de l’adjudant truc quand nous passions à un endroit historique, et en répétant avec force gestes, on se comprenait enfin. J’ai fait connaissance avec le chameau, animal bovin et pacifique s’il en est et en somme peu rapide. Je saurais presque le seller maintenant (quitte à recevoir une giclée d’herbe ruminée accompagnée d’une bordée de jurons dans la langue des chameaux). Mais pour ce qui est de le monter, c’est une autre affaire : on tient en selle, et c’est moins fatiguant qu’on le dit, mais moi, en triste méhariste, je ne sais guère faire activer la bête, qui fait naturellement du 4 à l’heure. J’ai donc finalement marché les deux tiers du temps au mois, car le trouvais vexant d’être à la traine, un piéton charitable excitant ma monture ! J’ai fait tout cela en somme sans fatigue, dormant et mangeant autant qu’il était possible, et marchant en somme aussi bien que les autres (le sable était facile après ces pluies). J’ai découvert les forêts et pâturages du Sahara, qu’on n’imagine pas autrement. J’ai vu ce qu’était une piste, avec les « guemira » qu’on voit à 5 ou 10 km. J’ai bu sans me faire prier l’eau de l’outre (ta guerba a fait faire la grimace à Abdallah par son état, paraît-il). J’ai joui de tout ce qu’il y a de beauté profonde dans ces paysages, et de charme dans ces soirs au coin du feu (avec le thé cérémoniel).
15 juillet 1952, à Pierre […]Après cela j’ai essayé de tirer au clair ce que je vais faire après : on sait au fond ce qu’on veut faire, de la recherche ethnologique si possible, et en Afrique noire (par goût, et parce que c’est sûrement le pays le plus accessible pour un français), mais comment ? Les maîtres de la Sorbonne vous disent naturellement que l’agrégation est le moyen d’arriver à tout ; du point de vue « situation » c’est sûrement vrai, mais du point de vue travail et culture personnelle, c’est sûrement faux : il s’agit d’un peu de culture générale bien approfondie, mais plus encore de bachotage pour un concours. Je suis allé voir Théodore Monod, de l’IFAN, qui comme de bien entendu ne m’a rien dit de précis : on ne peut prévoir s’il y aura des places, ni quand. En tout cas les places d’ethnologue semblent moins rares que celles de géographes. Le résumé de tout cela est que l’an prochain, il faut que je me débrouille pour faire à la fois un diplôme de géographie et de l’ethnologie (le certificat) ; ce qui représente certes un travail intéressant.
Pour le diplôme, Robequain (prof de géo coloniale) m’a proposé quelque chose d’épatant : une bourse pour l’Afrique noire (sans préciser encore), bourse délivrée par l’IFAN. J’ai donc fait la demande, bien que d’après Robequain la chose soit très incertaine. Au cas où ça claquerait, j’ai proposé à Dresch (prof de géo de l’Afrique du nord) de faire quelque chose dans le Souf : il était d’accord à priori. Je te pose la question : car il est certain que si je pouvais avoir par l’administration des renseignements utiles, du genre statistiques, renseignements sur l’hydraulique, etc. cela me donnerait des possibilités assez exceptionnelles pour faire un diplôme.
25 décembre 1952, à Pierre Papa t’a dit, j’accepte ton invitation dans le Souf, à la fois déçu, il faut le dire, par l’échec d’un projet qui datait de juillet : on m’a informé qu’aucune réponse ne viendrait avant le 15 janvier et que celle-ci risquait d’être mauvaise : j’ai donc renoncé, le sacrifice étant d’autant moindre que je suis bien content de vous revoir et de revoir votre bled. Le père noël a décidé que je prenais l’avion pour Alger, ce dont je suis fort satisfait, car j’évite ainsi deux nuits de voyage. Je pars par Air Algérie le 4 à 11h30 pour être le 4 au soir à Alger, prendre le train de nuit pour Constantine où je pense passer la journée chez André Prenant, assistant de propédeutique à l’Institut de géographie. Il doit travailler à sa thèse et je pense trouver auprès de lui peut-être des tuyaux intéressants en géographie humaine « pratique » de l’Algérie. Je pense arriver par le car ou camion du 6 janvier à El Oued.
[…] ici je commence à prendre le mors aux dents, car depuis octobre je suis toujours sur le point de « partir ». En attendant, j’ai à rédiger mon « mémoire annexe de Diplôme, un travail de géo physique qui m’a fait trimbaler dans la boue des carrières parisiennes de Montmorency, de Bondy et ailleurs. […] A part cela, j’ai du mal à savoir exactement de Dresch ce que j’ai à faire. De toute façon il y aura des recensements et des registres d’Etat civil à dépouiller (malgré l’inexactitude que tu leur attribues…). Je vais naturellement apporter ce qu’il y a comme cartes dans le commerce, mais les photos aériennes existantes à l’Institut géographique national ne me seront livrées que dans 3 ou 4 mois !. Je suis allé à l’OFALAC, qui n’a pas de photos aériennes autres que « touristiques ». Si tu as connaissance d’organismes à Alger ou à Constantine possédant des « documents » que je puisse me procurer, peux-tu me les indiquer ?
5 janvier 1953…La mer, puis la mer de nuages, enfin vers midi la Mitidja à moitié couverte d’eau par les pluies et la Maison-Blanche. Il paraît qu’il a neigé ce matin à Alger ! J’ai transporté mes bagages à la gare, puis je suis monté chez les Pérès qui m’ont restauré et accueilli comme ils savent le faire. Je dois voir Capot Rey à cinq heures. Je compte prendre le train ce soir pour Constantine et y voir André Prenant demain, pour être à El Oued mercredi.
11 janvier. D’abord la fin de mon voyage pour El oued, qui s’est bien terminé. J’ai passé une journée à Constantine, sans André Prenant que j’ai manqué. Visite de la ville. Ensuite la Micheline, une nuit à Biskra, puis le car d’El Oued.
Ici je me met au travail, en consultant pour commencer une grosse masse de papier : d’abord quelques articles que je n’avais pas vus et que Monsieur Pérès m’a passés ou que j’ai trouvés ici. Puis les « rapports annuels » de l’annexe que je compulse depuis 1910, travail préliminaire utile, bien que ingrat et rempli de renseignements dont tout le monde sait qu’ils sont faux. À part cela j’ai trouvé une collection de photos aériennes des plus intéressante. Je pense envoyer aussi vite que possible à Dresch des indications sur ce que je puis faire. À part cela je tâche de me familiariser un peu avec le pays, et les gens que je puis accrocher, afin de savoir ce que je peux avoir comme renseignements. Le grand événement est la visite de notre ancien préfet de police qui a mis toute l’administration sur les dents. Vu du dehors c’est assez amusant, tant par le faste déployé (drapeaux, méharistes) pas les nombreuses questions délicates de préséance et autre qui prennent une grande ampleur. Jusqu’à présent toute personne inconnue me voyant a cherché à m’étiqueter dans ce grand village où il faut tout savoir. Dans l’ensemble je fais plutôt instituteur, mais il y a des exceptions. Il est curieux d’être mis en fiche quand on vient de Paris où on jouit de l’anonymat.
22 janvier. Pierre a beaucoup de bureaucratie sur les bras. Aussi il pense pour se changer les idées à sa tournée fin février début mars. Il m’a proposé d’en être et j’ai accepté bien que je ne sois pas au centre de mon travail. C’est une occasion de voir le Sahara, en particulier l’Erg oriental sur de grandes distances.
Après avoir épluché beaucoup de paperasse depuis le début, je commence à voir la nécessité de prendre les choses d’un point de vue plus aéré. J’ai écrit à Dresch pour lui dire de façon déjà relativement précise les possibilités de travail dont je dispose, les facilités et les difficultés devant lesquels je pense me trouver. En attendant sa réponse, car les transmissions ne sont pas des plus rapides, j’ai commencé l’étude détaillée sur cartes et photos d’avion, ce qui est déjà plus concret que les rapports tapés à la machine. Le travail sur le terrain est à la fois attirant et intimidant : naturellement pas moyen de parler avec les gens, alors on risque de tomber dans le tourisme et l’album de photos. À part cela je bouquine pas mal, tant des livres de Pierre que ce que j’ai apporté, pour des revues prêtées par Monsieur Pérès ou trouvées ici car il y a une bibliothèque à l’Annexe et c’est là que je travaille. On m’a installé une table assez grande pour étaler mes cartes prêtées par l’Annexe. À part cela je fais des visites quotidiennes aux jardins de palmiers les plus proches pour piger comment se fait le travail. On me prend naturellement pour un touriste, puis on hésite, car j’ai un burnous sur le dos et des « hafanes » aux pieds : je me suis procuré ces espèces de chaussons montants en tissu de laine couverts d’une espèce de broderie grossière en poils de chèvre filées, ce qui donne un bel effet de noir sur blanc. Ce genre de savate est très bien pour déambuler dans le sable. Et comme de bien entendu, j’ai une meute de gosses pour m’accueillir avec des « Bonjour monsieur, duro monsieur, cinq francs Monsieur » À quoi je réponds « macache Douro ». Malheureusement la conversation s’en tient là en général, ce qui est peu, en français comme en arabe.
30 janvier Pour mon travail, il se fait, c’est à dire que je débrouille des questions dans les paperasses, ou que je fais connaissance avec le pays, mais il me manque pour l’instant la lettre de Dresch que j’attends depuis près de 15 jours et où j’espère trouver des avis et des conseils : je lui avais expédié six grandes pages de considérations et de questions voici trois semaines. Bref la machine à courrier ne donne guère de satisfaction.
Dans l’ensemble j’en ai à peu près fini avec les questions préliminaires, ou les choses à étudier de toute façon et pas très en détail. Et il faudrait tout de même que je sache maintenant où je dois aller.
Par contre un mot de Robequain, retour de courrier à un mot de bonne année de moi, m’annonce que ma bourse pour la Guinée était accordée : Monod l’annonce à Robequain « pour lui montrer qu’il avait fait tout son possible », et après avoir reçu de Robequain la nouvelle de mon renoncement. Robequain m’a dit d’envoyer une lettre de désistement à Dakar, ce que j’ai fait tout de suite, avec un peu d’amertume.
Pierre est toujours dévoré par beaucoup de papier, et pense pas mal à la tournée qui approche. Je dois partir lundi huit avec Chalumeau puis Pierre rejoindra en jeep, tandis que Pierre continuera en chameau et le tout doit durer trois semaines.
14 février Un mot tout de même avant de partir au Sahara : où je ne vais pas manquer de mourir de soif enfin de garder la tradition. On ne parle que de rahla (selle), chameau, provisions. Je pars demain matin avec toute la caravane et nous couchons au sud des palmeraies du Souf. Le Lundi matin Chalumeau va prendre la tête de sa caravane, en jeep. Puis cela va durer une dizaine de jours jusqu’à ce que Pierre et Chalumeau fassent chassé-croisé.
J’ai reçu ce matin la lettre de Dresch qui aurait mieux fait d’arriver ou 15 jours plutôt dans trois semaines. Sans beaucoup de précisions il me conseille une monographie générale, en ne poussant plus une partie que si j’ai beaucoup de possibilités, mais sans « sabrer » de questions. J’ai vu pas mal de papier maintenant, et le plus important à mon retour sera de voir des gens, de causer, de prendre des dessins, des plans, des photos.
J’ai eu hier de longues conversations avec un Père blanc qui connaît bien la région et qui m’a montré ses recherches archéologiques sur le terrain : cet homme ne fouille pas car il est doué d’un moyen plus simple et tout aussi précis : le pendule pour repérer et délimiter l’emplacement de maison sous plusieurs mètres de sable. Le spectacle valait la peine.
Je compte écrire un mot à Monsieur Sarrailh pour lui demander une attestation de ma licence, et du besoin que j’ai de me renseigner sur le trafic postal du Souf, afin d’adresser une demande aux Postes accompagnée de papier à en-tête est cachet du rectorat de Paris, ce qui peut aider l’autorisation de violer le secret de la correspondance dont j’ai besoin.
15 mars Ici, de retour à la vie sédentaire depuis mercredi, après trois semaines et demi de nomadisme, je commence à m’y remettre et à voir cette tournée avec un peu de recul. J’ai d’abord fait route avec monsieur Chalumeau pendant une semaine en suivant la piste de Ghadames, jusqu’à un endroit, Bir Lahrèche, où se trouvait un détachement des compagnies méharistes. C’est là que Pierre nous a rejoint en auto. Il est parti de là avec monsieur Chalumeau en auto plus au sud, un « raid éclair », puis les véhicules étant de retour à Lahrèche, Monsieur Chalumeau est remonté avec vers El Oued. Ce chassé-croisé en auto a été favorisé par quelques pluies qui rendaient le sable très carrossable.
Après cela la caravane avec Pierre a continué un chameau, c’est-à-dire à pieds et à chameau. En gros nous avons filé vers l’ouest, puis nous sommes remontés vers le nord-est pour arriver au Souf pas une série de petites oasis toutes nouvelles qui sont au sud-ouest de El Oued. Si le temps a été très beau jusqu’à Lahrèche, il s’est plutôt gâté ensuite : nous avons eu pas mal de vent de sable et de pluie : si le vent de sable déplait à tout le monde, la pluie que je trouvais saumâtre, surtout au Sahara, c’est bien la peine, faisait le plus grand plaisir à tous les nomades qui voyaient l’herbe future pour leurs troupeaux.
En fait il n’y a pas grand chose à raconter sur le voyage, hors des nouvelles météorologiques. En effet les événements étaient la rencontre de troupeaux, de nomades que Pierre interrogeait sur l’air du temps et les événements du jour, le passage à des puits dont l’eau se succédait sans se ressembler, avec parfois à côté du puits un bordj vide qu’on ne manque pas d’aller visiter.
Il y avait aussi les paysages, magnifiques surtout vers le sud où on trouve de hauts reliefs de sable, c’est-à-dire qu’ils dépassent 100 m, qui dominent de vastes étendues plates et caillouteuses.
Si à priori tout cela était plutôt du tourisme que du travail, ça n’a pas été du tout inutile : j’ai pu essayer de comprendre et tout au moins de voir des choses en géographie physique, J’ai pu comprendre, en ayant tout le temps de causer avec Pierre, certaines questions concernant les nomades. Enfin j’ai appris, tout de même, un tout petit peu d’arabe.
Les trois dernières journées, en particulier, ont été intéressantes avec la traversée et la visite de toute une série de palmeraies que je ne connaissais pas, avec l’occasion de voir des maisons indigènes de l’intérieur, puisque nous étions logés chez l’habitant.
Maintenant recommence le travail proprement dit : je pars demain matin pour quelques jours à Biskra, pour y voir la paperasse des Contributions, qui je l’espère m’apportera des choses intéressantes. Dresch m’écrit textuellement de rester ici le plus longtemps possible, et de lui remettre mon mémoire le plus tard possible : c’est à dire en sommes fin mai au lieu du 10 mai, date légale. Il faudra de toute façon que je rentre plus tôt, car c’est à Paris que je pourrais le mieux rédiger, une fois coupé de la documentation pour éviter les repentirs.
Dresch me dit aussi qu’il a échoué dans sa demande de bourse et qu’il comptent essayer autre chose, cela me semble surtout un pieu désir dont je suis très reconnaissant : sans avoir les allures de Robequain ni sa régularité, il s’occupe finalement tout autant de vous et avec plus de chaleur. Le travail commence à se préciser : j’ai des éléments au point maintenant pour les questions auxiliaires de mon mémoire, et je sais d’autres part assez précisément maintenant ce que je veux savoir et sur quoi enquêter.
J’espère recevoir un de ces jours mes fameuses photos aériennes : en tout cas j’ai reçu l’annonce de l’envoi et la facture. Si les photos sont bonnes, cela me permettra de commencer le travail de carte qu’il va falloir mettre au point et qui est certainement assez long. J’ai reçu le papier de Monsieur Sarrailh, qui est plus élogieux à mon égard que précis au sujet de ce qu’il demande en mon nom, mais le principal est le papier à en-tête du rectorat. De plus je suivi le conseil de Papa, et demandé son appui à Rapho, ceci retarde un peu la démarche mais je préfère soigner l’affaire car il s’agit de documents particulièrement précis et inédits qui en valent la peine [les transferts de fonds des migrants repérés aux Chèques postaux].
22 mars Je passais la fin de cette semaine Biskra, où je devais consulter les archives sur El Oued. Le voyage a été plein d’événements, car en dehors du travail, de la visite de Biskra que je ne connaissais pas bien, le retour a été des plus mouvementé, sur un camion qui a mis plus de 24 heures entre Biskra et El Oued, à cause du vent qui avait recouvert la piste de sable à certains endroits ce qui obligeait à dégager le camion à la pelle.
2 avril Ma visite à Biskra a été un peu mouvementée, aux prises avec un parfait bureaucrate, vêtu de noir et à lunettes, charmant d’ailleurs, mais rempli d’une crainte maladive de ses supérieurs, ce qui lui a fait croire que sa carrière était en péril parce qu’il me montrait ses archives. Bref j’ai terminé le travail avec les caïds, en étant quitte pour apprendre à lire les chiffres arabes, ce qui n’est pas bien difficile. Après avoir épluché l’impôt des palmiers, par sondage car il y en a vraiment beaucoup, je commence à voir la fin de la paperasse. Il s’agit pour terminer en beauté que faire maintenant plus ample moisson de concret, tant à écrire qu’à dessiner, cartographier, planifier et photographier. C’est évidemment le plus agréable : je prévois deux séjours de quelques jours dans des centres assez éloignés d’El Oued et à part cela un peu partout selon les occasions, et El Oued à fond puisque j’y suis.
Je vais d’ailleurs avoir l’occasion d’en parler de vive voix au « patron », car j’ai reçu une lettre du groupe de géographie, m’annonçant qu’une cinquantaine d’étudiants de Paris, Alger et autres lieux, sous la haute direction de Dresch, visitaient l’Algérie et seraient le 10 prochains à Biskra, retour de Ouargla. Malheureusement El Oued est trop perdu dans ses sables pour recevoir leurs visites : je vais donc à Biskra et j’aurai grand plaisir à voir des camarades et demander des conseils à Dresch.
Je rêve un peu au trajet de retour : il y a Nefta et Tozeur presque à coup sûr et ensuite je me demande : peut-être aussi aurai-je intérêt à passer au Kouif où il y a des Souafa dans les mines et un type que connait Pierre dans la direction de l’entreprise.
La vie ici est ici des plus calme, à en prendre du ventre. On finit par oublier combien l’on est privilégié dans ce pays de beauté qui est absolument « à point » en ce moment, au moins jusqu’au prochain vent de sable : le jardin de la famille est épatant. Ne croyez cependant pas que je ne pense pas à Paris : il me tarde de revoir la famille et aussi tous les amis avec qui j’ai des correspondances espacées sinon nulles. Je suis assez mal fait pour regretter parfois la grisaille de Paris alors que je suis au pays de la beauté nette et dure, claire et splendide. Mais j’arrête le robinet à sable et à soleil qui a bien coulé j’espère et je termine en ajoutant quelques palmiers et une ou deux vieilles coupoles.
20 avril Je vous écris presque juste de retour au Souf, après avoir passé toute la semaine après Pâques dans le nord. Je suis parti le lundi de Pâques pour voir Dresch à Biskra. Il était avec 50 étudiants de Paris, École de Sèvres, d’Alger et de Caen, visitant l’Algérie en car. [Claude a accompagné le groupe via les Aurès, la Kabylie, jusqu’à Alger, puis retour au Souf]. J’ai fait le retour en car par Bousaada, en utilisant comme de bien entendu ces arrières de car nommés « troisième classe » où l’on trouve jusque des moutons et des chèvres. J’ai profité des leçons toutes fraîches du maître pour examiner le pays sur cette autre coupe Nord-Sud que je n’avais jamais regardé avant « en géographe ».
Une nuit à Biskra au bain maure, et lundi matin re-car pour El Oued, tassé avec une vieille sorcière sur les genoux. Et maintenant je m’aperçois qu’il est temps que je me dépêche de boucler tout ce que je veux voir, puisque j’ai retenue mon passage Alger /Paris par Air Algérie pour le dimanche 10 mai. J’en ai fini définitivement avec la paperasse, la statistique confectionnée et autres, des travaux longs et bêtifiants. Maintenant je dois faire des cartes et croquis, compléter la documentation concrète au maximum, ce qui est le plus intéressant mais non le plus facile car il faut toujours y être, pour voir les endroits et les gens selon les occasions, en essayant de comprendre. Mes démarches à la poste ont l’air d’avoir abouti enfin de façon favorable, après intervention de Polytechnique et de l’Université de Paris.
17 décembre De Pierre : j’ai fait un petit voyage à Tebessa que je ne connaissais pas encore. Il s’agissait de défendre les intérêts de nos nomades car les Nememcha ont recommencé cette année à labourer un bon pâturage en profitant des crues de l’oued. Tout cela était fort instructif pour moi. En gros, les autorités de Tebessa, qui avaient interdit les labours, sont paralysées par l’intervention d’un délégué à l’Assemblée algérienne qui aurait touché gros pour s’occuper de l’affaire. Il est difficile d’expliquer la chose à nos braves Rebaïa pour les apaiser. J’ai peu vu Tebessa, y ayant passé une petite journée surtout à la Commune mixte. Cette dernière donne une impression de grand luxe et cela m’a réconforté de voir que les choses que j’estimais somptuaires à El Oued sont au fond bien pouilleuses si on les compare aux fastes du Nord. Quant aux collègues de Tebessa, je n’avais guère envie de m’attarder auprès d’eux à écouter leurs doléances personnelles ou leurs appréciation sur Pierre et Paul. J’étais bien heureux de me retrouver sur la piste avec mon Zerzour et mon Salah. Dommage car tout ce pays de Négrine à Tebessa me plaît énormément. Je me croyais revenu à Djelfa au milieu de ces plaines si pleines de l’odeur du chih, encadrées par leurs montagnes de bonnes pierres, entrecoupées de vrais ravins. Et comme ce pays est vivant : voir du même coup d’œil trois ou quatre tentes ou campements avec de gros troupeau de moutons, de chevaux, des labours. Cela a son charme après le vide de l’erg. J’ai couché deux fois à El Atar, entre Tebessa et Negrine, ancien marché qui a dû son essor au Ravitaillement et à la contrebande. On n’y trouve une vingtaine de brave commerçant souafa qui sont bien plus accueillants et ouverts dans les pays où ils émigrent que chez eux. Nous avons eu tellement d’ennuis mécaniques de toutes sortes sur la piste du retour que je commence à avoir de bonnes notions de dépannage sur Jeep.
Annexe et Compagnie [méhariste] viennent d’être révolutionnées : le Lieutenant Weiss étant tombé gravement malade à Sif Fatima, un convoi de trois véhicules a été dépêché dare dare avec médecin, infirmier, guides, capitaine etc, et sans dépôt d’essence acheminée d’avance. Entre-temps la jeep qui avait poursuivi tomba en panne au sud de Lahrèche sur la route du retour et le Dodge une fois réparé poussa au secours de la Jeep et la dépanna : tu vois c’est tout un roman à la Frison-Roche, qui vient de se dérouler pendant une semaine, le tout El Oued étant suspendu à la radio et les veuves des absents suivant toutes ces péripéties. Toutes les voitures sont rentrées ce soir intactes et nous sommes bien soulagés.
Bientôt je compte faire un tour vers l’est pour vérifier des puits. Cela m’amènerait au forage de la frontière tunisienne qui est bien avancé et qui doit être intéressant à voir. Celui de Sif el Menadi crache sans arrêt et alimente un vrai lac. Les projets de palmeraies nouvelles n’ont pas encore pris figure concrète et on recherche l’emplacement du futur forage au gros calibre.
Dernièrement j’ai été avec Nadi marquer les chamelons du « Haras camelin ». Nous avions eu des démêlés avec l’ancien berger et c’est le sympathique Madjid, le chamelier de la tournée du printemps dernier, qui prend la suite. À part cela je fais surtout le juge d’instruction, les histoires de fraudes aux allocations constituant le plus absorbant. Et encore on essaie de fermer les yeux lorsque les gens viennent demander la régularisation des erreurs. Sinon tous les Souafa de l’Ouenza rentreraient en prison.
Novembre 1954 : de Pierre, une liste bibliographique destinée à la publication en cours du mémoire de « maîtrise » de Claude, soutenu en juin 1953 sous la houlette de Dresch. [Le livre sort en 1955 : Le Souf, étude de géographie humaine, Université d’Alger, Institut de recherches sahariennes, Mémoire n° 2]
Février 1956, à Pierre. Je t’envoie un paquet contenant –enfin- mon machin sur le Souf imprimé par l’Institut de Recherches Sahariennes, beau papier, photos aériennes et tout… Je t’en mets aussi un pour Si Lamine, que tu vois souvent je pense. Je garde le souvenir des ballades à Kouinine avec lui, cela fait maintenant trois ans ! D’autre part, d’après tes lettres Tiksebt semble un endroit fort agité. Peux-tu me dire si mon informateur ancien étudiant (Ferhat Hamida Tayeb) y est, et si je peux sans inconvénient éventuel lui envoyer par la poste un exemplaire de mon Souf ?
11 juin 1956, à Pierre. Je n’ai pas envoyé en effet d’exemplaire du « Souf » à Chalumeau, par nécessité d’en avoir pour des pontes universitaires éventuels. J’ai été « vexé » de ne pas avoir de réponse de Si Tayeb, d’après ce que tu m’avais dit. La dernière plaisanterie à ce sujet est l’octroi par la Société de géographie d’une médaille d’argent d’une bonne demi-livre pour cet important ouvrage… mais « d’argent »,point.
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