L’Eglise et les chrétiens dans l’Algérie indépendante, J.R. Henry et A. Moussaoui éditeurs, en collaboration avec B. Ferhati, R. Caucanas et B. Tramier, préface de Mgr Henri Teissier, Karthala, 2020, 534 p.
Dans la chrétienté, l’Eglise catholique d’Algérie a été à l’époque coloniale française une institution puissante. Certes les chrétiens d’Orient (quelque 6 millions de Coptes en Egypte, quelque 3 millions de chrétiens entre Iraq et surtout Syrie, plus d’un million au Liban) forment des minorités beaucoup plus grosses, qui héritent du monde chrétien antérieur à l’Islam. Mais en Algérie la minorité pied-noire (autour d’un million), installée peu à peu au XIXe siècle, était le pilier du système colonial. Système dépendant d’un Etat français qui devenait peu à peu laïc certes, mais par rapport à une métropole de moins en moins catholique le peuple pied-noir, plus encore pour ses composantes espagnoles, italiennes ou maltaises que pour les français, était très largement pratiquant.
De ces racines, la chrétienté en Algérie n’a à peu près rien conservé, pour devenir une ONG pas comme les autres dans un monde de coopération fragile et fluctuant. Les religieux catholiques en Algérie au début du XXIe siècle sont quelque 200 : prêtres, religieuses et religieux sont des « permanents » qui gèrent des institutions culturelles, mènent des actions charitables. Pendant les 14 premières années de l’Algérie indépendante, l’Eglise catholique a assuré un rôle important dans la scolarisation du peuple musulman ; les écoles de cette Eglise, comme les autres écoles privées, ont été cédées en 1976 à un Etat algérien qui à ce moment accélérait sa prise en main de la société. Les fidèles catholiques sont principalement quelques milliers d’Africains subsahariens, assez bien connus pour les étudiants, beaucoup moins bien pour les migrants clandestins qui vivent en Algérie de petits boulots en attendant un passage hypothétique en Europe. Ces migrants chrétiens sont visés par un prosélytisme musulman actif. Des fidèles chrétiens des églises protestantes, quelques milliers, sont principalement des Algériens convertis à l’évangélisme, originaires de familles musulmanes, particulièrement nombreux originaires du pays kabyle. Dans le contexte ouvertement protestataire de la Kabylie, certains de ces fidèles chrétiens affichent leur prosélytisme, chose inimaginable ailleurs au Maghreb. Les confessions protestantes jouissent d’une tolérance (avec une reconnaissance officielle en 2011) plus large que le catholicisme, réputé lié tant à Rome qu’à la France.
La reconversion totale d’une Eglise « pied-noire » en une « Eglise vivante pas comme en France » (p. 245) a été possible parce que l’Eglise de l’Algérie coloniale avait déjà accumulé une longue expérience de vie en milieu musulman. La création en 1868- 1869 des Pères blancs et des Soeurs blanches en particulier est à l’origine d’une élite religieuse qui n’a pas de rôle de prosélytisme en milieu musulman, mais d’enseignement et d’étude, en particulier pour la connaissance de l’arabe parlé (darija) et des langues berbères, mais aussi de l’ethnologie des populations maghrébines. Une figure emblématique de ces parcours serait celle de Gilbert Granguillaume http://coupdesoleil.net/?s=gilbert. Cette congrégation a pour « cadres » assurant sa formation des Jésuites, elle s’implante depuis l’Algérie vers la Tunisie (Institut des Belles Lettres Arabes= IBLA depuis les années 1930, vite lié aux milieux nationalistes), mais pas vers le Maroc. En 1961 Pierre Chaulet aurait proposé que la future Eglise catholique algérienne se rattache au rite oriental, afin que l’arabe puisse être sa langue liturgique : la proposition ne fut pas retenue.
Tout comme ce qui deviendra la coopération « laïque » en Algérie, la nouvelle figure de l’Eglise catholique prend naissance dès avant la guerre d’indépendance : le scoutisme en est une source, comme la commotion que la guerre crée chez les jeunes appelés au service militaire, métropolitains ou pieds-noirs. L’approche des travailleurs migrants (pour des aides et pour une alphabétisation) en métropole est un autre point de départ. Ces origines expliquent que l’Algérie est pénétrée par cette coopération beaucoup plus que la Tunisie ou le Maroc : beaucoup plus de migrants maghrébins musulmans depuis l’Algérie et plus précocement, une décolonisation algérienne qui a concerné toute la société française.
Les militants « laïcs » de la coopération vers l’Algérie se sont formés principalement au sein du Parti communiste, peu à peu déstabilisé à partir de 1956, mais aussi dans les groupuscules d’extrême gauche, fragiles et instables, dont nous avons étudié quelques exemples : http://alger-mexico-tunis.fr/?p=649(revue Argument) http://alger-mexico-tunis.fr/?p=300(Socialisme ou barbarie) http://alger-mexico-tunis.fr/?p=61(Cercle St Just). L’Eglise, elle, est beaucoup plus stable, même si les courants liés aux prêtres-ouvriers puis à Vatican II troublent cette stabilité. Elle repose sur une élite de célibataires « à plein temps », prêtres et religieuses ou religieux : l’engagement en milieu algérien, malgré ses difficultés, n’a jamais disparu grâce à ce noyau de clercs. Si l’on compare ces clercs avec les coopérants laïcs, ils s’adressent à un public plus populaire, ils apprennent plus souvent les langues de celui-ci, ils restent en permanence et leur activité éducative est souple, polyvalente. Retraités, ils restent souvent dans le pays « en faisant partie des meubles ». Ces clercs sont animés par une foi qui les met à l’écart dans la société française de plus en plus laïque, alors que la foi va de soi dans le Maghreb populaire qui les accueille. Malgré l’extrême difficulté de la présence chrétienne dans la « décennie noire » algérienne on nous dit que « l’Eglise est dans la société algérienne le pied qui empêche la porte de se refermer » (p. 363). Les drames qui l’ont atteinte dans cette « décennie noire » lui ont acquis un respect nouveau de la part des musulmans. Cette Eglise se dit algérienne, non française : dans le même contexte, au tout début de la « coopération » juste après 1962, un certain nombre de « pieds rouges » ont demandé la nationalité algérienne et certains l’ont obtenue, parfois après une longue attente.
Le cœur du livre, un gros tiers, est composé par les entretiens, «histoires de vies » recueillies auprès de 57 témoins. Parmi ceux-ci ont été utilisés à plein les récits de 34 hommes et 12 femmes. Ces récits ont été analysés et mis en forme par Rémi Caucanas, en un travail de synthèse d’une qualité exceptionnelle. Il en a tiré trois chapitres (« Les origines d’une vocation algérienne », « Rester, venir ou partir », « Une Eglise de la rencontre »). Ces chapitres ont été ensuite commentés par un historien (Gilbert Dorival dont le texte est aussi celui d’un humoriste), un sociologue (Abderrahman Moussaoui suggère qu’une comparaison avec des « coopérants » laïcs serait fructueuse) et un théologien (Jean Toussaint souligne à quel point les autorités algériennes ont freiné le renouvellement de cette petite élite : qu’en est-il en Tunisie et au Maroc ?). Le lecteur laïc que je suis est admiratif d’un ouvrage qui approfondit un travail antérieur que j’avais déjà admiré… voici sept ans, sur Le temps de la coopération, dont un dès maîtres d’œuvre était déjà Jean Robert Henry http://alger-mexico-tunis.fr/?p=565. Il analysait les récits de 53 personnages. Au fil de la lecture j’ai trouvé un « ancien » de Coup de soleil, Daniel Junqua, parmi les protagonistes du livre : il fut je crois correspondant du Mondeà Alger.
Le début et la fin du livre sont consacrés aux textes de personnalités de cette Eglise catholique, tant pour donner la chronologie et le contexte de cette chrétienté algérienne, que pour célébrer ses martyrs. C’était indispensable pour encadrer les récits qui sont au centre du livre : ces récits m’ont donné le moyen de réfléchir sur un angle de la coopération que je minimisais, en tant qu’étranger au monde de la religion. Le minutieux travail d’édition a été l’œuvre de Karthala, comme pour le livre « grand frère » de celui-ci, évoqué ci-dessus. On aurait gagné à disposer d’une chronologie et d’un glossaire- répertoire des personnes et institutions citées, évidemment très nombreuses. Un entretien au sujet de ce livre réalisé au Maghreb-Orient des livresde février 2020 est disponible https://soundcloud.com/user-572289371/entretien-avec-jean-robert-henry-abderrahmane-moussaoui
La mort, en décembre 2020, de Henri Teissier a ravivé l’actualité de ce livre. Parmi les commentaires et témoignages qui me parviennent, je cite celui de Sadia Barèche: « J’ai évoqué sa visite au MDL en 2017 parce qu’elle nous concernait tous, mais je l’ai rencontré la première fois en 1963, juste après l’indépendance, quand il encadrait les jeunes chrétiens restés en Algérie ou nouvellement arrivés, regroupés dans un mouvement de jeunesse. Il recherchait déjà le dialogue avec les mouvements de jeunesse locaux, scouts musulmans et autres et j’étais dans cette mouvance.
Je n’ai pas rompu le contact même si à partir de mon installation en France en 1981, mes visites à l’Archevêché ont été plus rares. Je me souviens particulièrement de celle qui a suivi l’assassinat des moines de Thibhirines qui m’a fait écrire et publier un article dans Confluences Méditerranée.
Puis, l’année de l’Algérie en France en 2003, à laquelle il a participé activement et notamment à travers un hommage à Mohamed Bencheneb à l’IMA. Certains profs de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où je travaillais à l’époque, présents à cette occasion, n’ont pas tari d’éloges les jours suivants la manifestation, à la fois sur sa personnalité et sur sa maîtrise de la langue et de la civilisation arabe. Il a bcp écrit sur l’Emir Abdelkader.
Et à l’approche du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie en 2012, c’est lui qui a soufflé mon nom à Denis Gonzalez qui souhaitait trouver un éditeur en France pour son livre-hommage au Cardinal Duval. Je me suis alors retrouvée, comme toi, quelques jours à la maison diocésaine, mais il était alors à Tlemcen et j’ai eu l’honneur de dîner avec Mgr Bader et les pensionnaires de passage à ce moment-là.
Si j’évoque aujourd’hui cette longue trajectoire c’est pour rappeler, en ces temps de balbutiements du projet de loi sur les séparatismes, qu’il s’est trouvé auparavant des hommes de conviction, religieux ou laïc, qui ont proposé différentes formes de dialogue auxquels on n’a pas donné suite ».
Claude Bataillon
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