Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro, Algérie 1956, Casbah éditions / Armand Colin 2010, 256 p., lexique, index des personnes et des lieux.
Construit autour d’un événement, l’embuscade, ce livre ouvre une perspective de longue durée, depuis les conflits fonciers de la colonisation au XIXe siècle jusqu’au conflit islamiste de la fin du XXe siècle.
Comme l’ouvrage de Jean-Pierre Peyroulou sur Guelma en 1945, un coup de sonde très précis et très profond à propos d’un lieu symbolique de la guerre d’Algérie : au printemps 1956, c’est le second événement de cette guerre qui fasse la « une » des journaux (le premier est le « soulèvement / massacre » de Philippeville [Skikda] en août 1955). Il s’agit ici d’une embuscade réussie dans les gorges de Palestro, un centre de colonisation à la limite entre Kabylie et Mitidja. Côté FLN, la première victoire visible de la part d’une troupe « régulière » (en uniforme…) contre des soldats français. Côté français, le massacre sans sommations d’une patrouille qui n’a pu se défendre. Des deux côtés, c’est la première fois qu’on peut parler de guerre, d’autant que peu avant le journaliste Robert Barrat, pour l’hebdomadaire France- Observateur, a décrit dans ce même lieu cette « armée de libération nationale ». Côté français, le gouvernement, l’armée, la presse, les familles des soldats en service militaire savent qu’il y a guerre .
L’auteure nous montre la brutalité de cette guerre, où côté français on décrit les adversaires comme des délinquants et des sauvages. Le contexte démographique est bien montré : en une génération (1931- 1954), à Palestro la population locale « française » diminue de 10% alors que la population « arabe » s’accroit de 48%. Et aux dires de l’armée française, la guerre détruit, selon les années, huit fois plus de « fellaghas » que de soldats français (1955- 56 ou 1958- 60), voire 12 fois plus en 1957. Le maquis est un lieu d’ « algérianisation » des jeunes hommes, où la langue d’usage hésite entre arabe et kabyle… pour que finalement la communication, écrite comme orale, se fasse en français.
Les conséquences à long terme de cette guerre sont considérables. L’auteure montre toute l’ambigüité des attitudes de ces populations sommées par les deux parties de choisir leur camp. Chaque localité a une attitude différente, même si globalement l’allégeance au FLN, volontaire ou non, n’est pas exclusive d’une adhésion limitée à la politique de l’armée française : un officier de Section d’administration spécialisée (SAS) note qu’il obtient des renseignements fiables… parce qu’obtenus autrement que par la violence. La SAS devient un employeur important par les salaires qu’elle distribue, en particulier en embauchant de nombreux militaires (de statuts divers, dont les harkis). A l’automne 1962, Palestro accueille, sous protection de l’armée française encore présente, 1500 « réfugiés harkis », destinés à une « évacuation » imprécise. Des familles s’adressent à cette armée française pour obtenir leur voyage pour rejoindre en France des harkis évacués antérieurement.
A plus long terme encore, la guerre déracine de leur habitat traditionnel 80% de la population de cet arrondissement, pour l’essentiel regroupée dans trois camps qui deviennent une nouvelle municipalité. Quand à partir de la fin de 1961 la liberté de résidence revient, la plupart des regroupés restent dans ces camps qui se transforment en bourgades, sans retour dans les villages détruits. Sur ces regroupements, j’ai fourni à la revue Cybergeo http://cybergeo.revues.org/1749 une note en novembre 2012. Je ne connaissais pas alors l’article sur la guerre en Grande Kabylie, de Moula Bouaziz et Alain Mahé (p. 227- 265, La guerre d’Algérie, la fin d’une amnésie, Robert Laffont 2004, sous la direction de Mohamed Harbi et Benjamin Stora)
Dans la région de Palestro, la concentration des conflits apparaît à nouveau dans la décennie 1990 : il s’y tient le premier congrès des émirs djihadistes et à la fin des années 2000, 500 djihadistes y refusent la réconciliation. La région connaît à nouveau la terreur, les bombardements, les cadavres cachés ou exhibés.
Comme dans son ouvrage La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? Seuil Points, Inédit Histoire, 2005, 445 p., l’auteure insiste sur les enjeux idéologiques qui se perpétuent dans les souvenirs de cette guerre. Elle conclut : « le récit national [français] est toujours bien en peine de dire pourquoi […] il y avait une Algérie française qui valait qu’on meure pour elle ». Dans ces récits mémoriels opposés, celui du vainqueur (algérien) peut être sans cesse enrichi, mais aussi censuré par les héritiers des vainqueurs, alors que le récit des vaincus tend à s’appauvrir, obstiné et répétitif… à moins que des historiens comme l’auteure de ce livre aident à restituer un double récit sans cesse approfondi.
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