Droit à la démocratie, comment ?
Le Monde, 29 aout 2013, Jean Birnbaum, p. 16, Décryptage, Occident : la victoire dans l’impuissance. Un extrait de cet article :
« Le 11 janvier 1992, l’armée algérienne interrompait un processus électoral qui venait de consacrer la victoire des islamistes. Quelques jours auparavant, le Front islamique du salut avait obtenu 188 sièges à l’Assemblée. Il se trouvait donc aux portes du pouvoir. Arguant que cette perspective représentait une menace vitale pour la nation, les militaires en décidèrent autrement. Leur coup de force allait marquer le début d’une longue guerre civile. Bien que les situations diffèrent par maints aspects, on retrouve cette séquence en trois temps (ouverture d’un processus électoral-victoire islamiste-intervention de l’armée au nom du salut public) dans l’actuelle crise égyptienne ». Birnbaum rappelle que dans une entrevue publiée par le Nouvel Observateur du 18 janvier 1992 (repris dans Le temps présent, 2007, p. 679- 681), Claude Lefort « refusait de condamner » le coup d’Etat du gouvernement algérien, parce que celui-ci était un moindre mal, laissant une chance future à une démocratie, alors que le FIS prétendait gouverner selon la loi de Dieu, pas celle des hommes. Il s’élevait par ailleurs contre ceux qui, par exemple dans la droite française, prétendaient décider quels pays (quels peuples) étaient « aptes à la démocratie ». La question soulevée par Lefort, toujours d’actualité, est celle du contenu de la démocratie.
Notre réflexion nous oblige à remonter dans le temps et à comparer des pays fort différents pour comprendre que la démocratie est un bricolage qui se construit difficilement, et qu’elle « marche » en raison de l’identification des « citoyens » à un sort commun. Certes la légitimité de processus légaux (élections libres et résultats de celles-ci non manipulés par l’administration au pouvoir) est essentielle pour définir une situation démocratique. Mais il faut prendre en compte bien d’autres aspects de manifestation des opinions, déjà présents parfois depuis très longtemps et de plus en plus importants. Ceux de l’explosion d’opinions qui s’expriment ici et maintenant, contradictoires, versatiles, démultipliées par les caisses de résonnances des media modernes. Printemps, révolutions, journées joyeuses sur la place publique n’ont aucune raison « nécessaire » d’être majoritaires durablement. C’est grâce à des réseaux proto- partisans très instables que des opinions apprennent à voter en dépassant l’immédiat, en acceptant des compromis, en privilégiant le moindre mal, comme pour les « modernistes » en Iran en 2013. Essayons de nous souvenir de ce qu’étaient les opinions « démocratiques » dans des contextes tout différents. Dans un grand nombre de pays, l’adhésion à une identité nationale est un préalable à l’expression d’une opinion politique, et le plus souvent cette identité est passée par un souverain ou autre leader, mais aussi par une langue, une religion.
Un exemple, la Pologne. Elle commence à exister comme Etat souverain au Xe siècle, moment de sa christianisation, en langue latine et donc avec alphabet latin. C’est à partir du Xve siècle seulement qu’on trouve des textes en polonais, jusqu’alors langue des paysans analphabètes. L’usage de l’alphabet latin et du latin est un élément essentiel d’une identité polonaise face à d’autres slaves voisins, alphabétisés en écriture cyrillique (Russes essentiellement). Au XVIIIe siècle la Diète (assemblée des nobles) polonaise délibérait en latin et encore dans les années 1980, les ordonnances des médecins étaient rédigées en latin !
Le catholicisme a été un ciment essentiel de la persistance de la Pologne, face aux Allemands (plutôt luthériens), ou aux Russes orthodoxes. Souvenons-nous que le début de la fracturation de l’ « empire » soviétique a eu lieu en Pologne, avec le mouvement Solidarnosc, à la fois syndical et catholique : le soutien du pape polonais Jean Paul II a été important (avec son discours « n’ayez pas peur ! »).
Rappelons-nous aussi que la Pologne a eu des frontières extrêmement fluctuantes (avec d’immenses zones multi-ethnique, surtout à l’est) et surtout que c’est loin d’être un Etat national, même embryonnaire, quand il est rayé de la carte d’Europe, absorbé par ses voisins, au XVIIIe siècle. La Pologne renait en 1918, puis est à nouveau rayée de la carte, absorbée par l’Empire hitlérien et la Russie soviétique, de 1941 à 1945. Nazis et soviétiques détruisent systématiquement les élites politiques, religieuses et militaires polonaises. Entre 1945 et 1989, le protectorat soviétique n’a cessé d’être en Pologne plus problématique et plus fragile qu’ailleurs. Des pressions en tous genres, mais pas d’intervention de l’armée rouge comme à Berlin, Budapest et Prague. Ainsi la difficulté de se constituer comme Etat national, loin d’être l’attribut exclusif actuel des pays arabes, ou des pays africains, s’inscrit dans l’histoire très longue d’à peu près tous les peuples du monde.
Cette cohésion nationale si diversement réalisée a fabriqué des citoyens, avant que ceux-ci conçoivent clairement qu’ils avaient des droits à une autonomie, voire à une égalité (sexuelle pour les femmes, ce qui est fondamental, sociale, politique, religieuse, ethnique, linguistique) au sein de l’entité nationale qui leur proclame ces droits, et donc a le devoir de les leur assurer. Regardons les sujets des monarchies britannique, scandinaves, ou appartenant au Benelux, les citoyens des Etats-Unis et du Canada et autres anciens membres du Commonwaelth, des républiques de la communauté européenne. Tous ces « occidentaux » considèrent que leur qualité de « citoyens » est un droit immémorial, sans obligation autre que de respecter les lois de leur pays, sans risque de mourir pour la patrie depuis que le service militaire a été aboli. En comparaison, dans le reste du monde (les trois quarts de celui-ci), la citoyenneté est un bricolage fluctuant, qui oscille entre des allégeance multiples, avec des droits acquis précaires. Etre démocrate, pour un citoyen « occidental » est une évidence sans grandes conséquences, mais celui-ci est tenu à une remise en question permanente de choix ambigus de politique internationale pour essayer de savoir ce qui est ailleurs de la démocratie : faut-il adhérer à une morale simpliste selon laquelle chaque gouvernement, quel qu’il soit, est maître du pays « souverain » qu’il gouverne, ou faut-il se poser la question du degrés réels de souveraineté de ces pays pour déterminer ce qui est légitime ? Faut-il dans les innombrables formes d’ingérence pratiquées en fait par les ONG, les agences internationales, les églises supranationales, les Etats « dominants » au niveau mondial, régional ou local, privilégier le maintien des pouvoirs en place, la préservation des minorités, ou de majorités récemment exprimées parfois conservatrices, ou les mouvements nouveaux et dynamiques, mais minoritaires aux élections, qui se réclament du modernisme (et en particulier du féminisme), de la démocratie, du peuple unanime ou des trois à la fois ?
Le risque permanent que représente la compréhension de la diversité du monde nous oblige à pourchasser les opinions simplistes, à chercher le moindre mal, à refuser les jugement excluant du monde démocratique ceux qui s’écartent des normes « sûres » dans ce domaine, à détecter ce qui émerge comme démocratie nouvelle, dans la précarité et l’improvisation, pour le soutenir, le faire connaître… et le critiquer sans certitude ni hauteur. Du pain sur la planche pour les amis du Maghreb, du Machrek, de l’Afrique.
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