Modernisation de masse des ruraux dans la guerre d’Algérie, les SAS.
… 8 ans plus tard, en 2021, je tombe par hasard sur 8 émissions de 14 minutes sur France Culture, publiées à l’automne 2020, sur « L’Algérie des camps » https://www.franceculture.fr/emissions/lalgerie-des-camps , qui parle non seulement de ces « regroupements », mais aussi de leur destin dans l’Algérie indépendante avec les « 1000 villages » du président Boumedienne. Voir aussi les textes dans Le Monde https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/01/23/algerie-mansourah-et-le-fantome-de-mon-pere_6067341_3212.html
Dans un article récent (http://cybergeo.revues.org/25580) j’ai essayé de décrire ce que fut l’immense destructuration de l’Algérie rurale, pendant la guerre d’indépendance (1954-1962), destructuration causée par la création de vastes zones interdites, par le départ forcé depuis ces zones des populations vers des camps de regroupement, ou vers toutes espèces de zones de refuge où les gens se sont pourvus d’habitats improvisés et de nouvelles ressources fort précaires. L’autre face de la prise en main par l’armée française des populations surtout rurales de l’Algérie fut la création des SAS (sections d’administration spécialisée), installées progressivement à partir de l’initiative du gouverneur général Jacques Soustelle à l’automne 1955. Leur nombre passe de 419 début 1958 à 700 en fin de 1960.
Rappelons que l’administration de base en Algérie était constituée en 1954 par quelque 300 communes « à la française » (dites de plein exercice), dans des localités urbaines de toutes tailles à population exclusivement ou très majoritairement européenne, plus quelque 250 centres municipaux de moindre autonomie administrative (créés plus récemment à partir des années 1920), de peuplement indigène, alors que la grande majorité de celui-ci (quelque 7 millions sur les 9 au total) restait administré dans les campagnes par quelque 89 communes mixtes, équivalentes à des cantons ou des arrondissements français, administration très lâche et autoritaire : pour chaque circonscription quelques dizaines d’auxiliaires indigènes commandés par une poignée de français sous la houlette de l’administrateur.
Les SAS ont donc été multipliés en cinq ans dans l’urgence de la guerre, pour atteindre plus de 700 unités en 1960, dont une petite minorités ont concerné des populations indigènes urbaines (sous le nom de SAU= sections d’administration urbaine). En 1961-62 tous ces SAS ont été repliés en quelques mois. Une administration de transition a été prévue : le Gouvernement général a mis en place sur le papier 150 Centres d’aide administrative, qui auraient réemployé les moyens des SAS en concentrant les effectifs sur des localités moins nombreuses, avec une réévaluation à 300 en janvier 1962. Dès 1959 l’incertitude règne sur le sort des SAS et nombre d’officiers de ceux-ci démissionnent à partir de 1961. Si bien que le repli en bon ordre prévu dès fin 1960 a sans doute souvent été remplacé par des départs précipités au printemps 1962.
Chaque SAS assurait l’administration de plusieurs milliers de gens. Donc globalement plusieurs millions de ruraux (2 ? 3 ?), parfois réinstallés à la suite de l’établissement des zones interdites et des regroupements, ont ainsi été pris en main. On est passé d’une sous-administration séculaire, habituelle, à un encadrement destiné à « moderniser », assister et convaincre une population : l’armée française était là durablement, pour aider ceux qui en 1958 passaient du statut de sujets à celui de citoyens français. Si chaque SAS avait pour responsable un officier, celui-ci était sous les ordres du sous-préfet.
L’implantation des SAS a commencé là-même où avait éclaté la « rébellion », le massif des Aurès, territoire majoritairement de langue berbère proche du Sahara et de la frontière tunisienne, puis dans la Grande Kabylie, autre foyer indépendantiste stratégique, aux porte d’Alger, puis ailleurs au centre et à l’ouest dans tout le pays. Les localisations sont souvent liées à la présence de camps de regroupement. Chaque SAS était commandé par un officier, reprenant, on l’a partout répété à juste titre, la tradition des Bureaux arabes d’avant 1870, comme celle des officiers d’affaires indigènes qui administraient entre les deux guerres mondiales aussi bien le Sahara algérien que le « bled » au Maroc. Nous ignorons quelle est la part des officiers de SAS originellement officiers d’active, parfois déjà employés en « affaires indigènes » précédemment (ayant donc appris en particulier l’arabe ou les langues berbères ainsi que du droit), par rapport aux jeunes appelés au service militaire, en général juste sortis d’études supérieures vers 25 ans, apprenant ce métier d’administration sur le tas, pris entre le désir de porter assistance à des populations misérables et le sentiment d’une toute puissance exercée dans l’isolement d’un milieu évidemment risqué. On ne sait combien de ces officiers du corps des « Affaires algériennes » sont passé par un simple stage de « formation générale » très court (un mois), par rapport à ceux qui ont fait un stage de 9 mois comportant du droit administratif, de la sociologie, de l’arabe. Un rapport administratif indique que 15% d’entre eux connaissent l’arabe ou le kabyle, et qu’en plus 50% sont capables de contrôler ce que dit leur interprète : il en reste donc un tiers qui dépendent entièrement de l’interprète…
Chaque SAS employait moins d’une dizaine d’européens (officiers, comptable, médecin militaire, instituteurs) et quelques dizaines d’indigènes (essentiellement des policiers (ou moghaznis), mais aussi infirmiers, moniteurs scolaires) : sans doute directement au moins une masse supérieure à 50000 personnes recrutées (sur des périodes longues ou courtes) pour cet encadrement de plusieurs millions de gens, sans parler des autres intervenants que nous énumérons ci-dessous. Les officiers qui se sont succédés dans le temps pour administrer les SAS sont sans doute quelque quatre mille. Les moghaznis (une fonction militaro-policière de durée très variable) recrutés forment un effectif de 3500 en 1956, 20000 en 1961, 15000 au printemps 1962 : l’essentiel des futurs « harkis ».
Les tâches de renseignement étaient évidentes au sein des SAS, mais largement implicites : se protéger d’abord, mener des patrouilles pour s’assurer que le territoire administré était effectivement contrôlé… dans une situation où l’immense majorité de la population louvoyait entre les deux autorités, celle des Français et celle de la « rébellion », ce que l’une et l’autre autorité savaient parfaitement. Sous contrôle de la SAS ou non, tout un personnel médical est déployé : entre autres quelque 530 lieux d’Assistance médicale gratuite ont été implantés, qui emploient 700 médecins militaires (essentiellement des étudiants en médecine effectuant leur service militaire) et 13000 infirmiers. S’y ajoutent des équipes médico-sociales itinérantes qui emploient surtout des femmes, quelque 450 personnes. Les SAS montent des classes de dépannage pour scolariser dans l’urgence : il y en a 2000 en 1960, avec un personnel improvisé ; celui-ci est parfois peu apprécié par les enseignants du Ministère de l’éducation nationale, installés parfois eux aussi dans ces lieux où la scolarisation n’existait pas avant. Les élèves sont certainement plus de 100 000 ainsi alphabétisés, en français exclusivement, peut-être près du double, avec pas mal d’enseignantes mais aussi beaucoup de militaires faisant la classe, entre scolarité formelle parfois et alphabétisation élémentaire souvent. Parfois une cantine scolaire rend l’école plus attractive. En 1960, l’armée revendique la scolarisation de 50% des jeunes ruraux, contre 15% en 1954. Un encadrement des jeunes hors scolarité emploie par ailleurs quelque 360 officiers, 1400 moniteurs, 770 ouvriers qualifiés, sans doute principalement en milieu urbain (les SAU), pour des activités allant du sport (garçons), aux ouvroirs (filles) et parfois à de la formation professionnelle. Quelque 200 centres et foyers ont vu le jour et accueillent quelque 100000 jeunes en 1961. Autre encadrement lié à l’armée, les « Cercles du mouvement de solidarité féminine », qui sont au nombre de 400 en 1959, sont créés à l’initiative des femmes d’officiers, probablement surtout en zones urbaines et financés en partie par l’armée. Rappelons que la politique des gouvernements français, dès 1955 et plus encore à partir du Plan de Constantine de 1958, a disposé pour ces tâches « sociales » de financements d’autant plus considérables que, par rapport au coût global de la guerre, ils étaient largement minoritaires.
La cohabitation des SAS avec « les rebelles » est décrite par nombre d’anciens officiers et plus on pourra accéder à ces mémoires, plus on parviendra, sans manichéisme, à comprendre ce que fut la transformation de l’Algérie en ces années de guerre, entre apprentissage d’une modernisation octroyée, défiance face à une autorité étrangère par rapport aux légitimités coutumières, adhésion à des règles en principe appliquées selon une justice abstraite qui se voulait exempte de la corruption traditionnelle.
Références :
Gregor Mathias, Les Sections Administratives Spéciales en Algérie, entre idéal et réalité, 1955-1962. Paris, Harmattan/ Institut d’Etudes Africaines d’Aix en Provence, 1998, 256 p.
Etude d’histoire orale basée principalement sur des entrevues avec 8 acteurs des SAS, dont 4 officiers d’active. On y apprend que l’information disponible est très fragmentaire, que l’association des anciens des SAS, née sans doute dès 1962, a d’abord servi essentiellement à délivrer des certificats de service à d’anciens moghaznis réfugiés en France à partir de 1962, le bulletin ne paraissant que depuis 1994. Dans sa conclusion l’auteur insiste sur les nombreuses « ambiguïtés » de l’activité des SAS. Le corps du livre est surtout utile pour comprendre le vécu, l’état d’esprit des officiers (qui évolue évidemment avec les phases de la guerre), moins pour l’évaluation des résultats du système SAS au sein des populations algériennes visées.
http://encyclopedie-afn.org/SECTIONS_ADMINISTRATIVES_SPECIALISEES
Voir l’exemple de Michel Bibard:http://alger-mexico-tunis.fr/?p=784
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