Sahara 2013, Sahara 1960

Nomades au Sahara : Toubous, Touaregs, Hassani

Novembre 2013 : le monde entier découvre une bourgade infime, Kidal. C’est le cœur des zones de « non droit » du Mali, gros village de terre où vivent quelques milliers de gens mal fixés, appartenant originellement au monde nomade, village mal contrôlé par des effectifs de sécurité disparates et désemparés (quelques centaines d’hommes), plus ou moins encadrés par 200 militaires français (comme le dit un responsable de ceux-ci, « un effectif insuffisant pour sécuriser le Champs de Mars à Paris »). Pour les deux journalistes assassinés, se rendre à Kidal, c’était quatre jours de 4X4 depuis le Mali « moderne » et se loger à l’arrivée dans un ancien local de police délabré et vide. Leurs ravisseurs n’ont pu être interceptés, tout simplement parce qu’ils sont passés non par une rue (contrôlée par un poste de garde), mais par des terrains vagues. On a appris que l’assassinat n’était pas prémédité : simplement les ravisseurs ont eu un accident et une fois leur véhicule inutile, ne pouvant garder leurs proies en fuyant à pied, ils ne pouvaient que les tuer. Ce Kidal, devenu célèbre comme capitale de l’Adrar des Ifoghas, ce fut le lieu chéri de Jean Clauzel, dans un poste où sans doute il a concubiné avec une targuia, si l’on en croit son roman autobiographique, à moins que ce ne soit qu’un phantasme. Il y fut deux fois en poste comme administrateur colonial, juste à sa sortie de l’Ecole de la France d’Outre-mer, puis à nouveau avant de quitter l’Afrique. Comme d’autres il est ensuite devenu préfet, puis préfet de région jusqu’à sa retraite. Que lire, autrefois ou de nos jours, sur ce Sahara ?

dans le livre de Michel Vallet, ci-dessous,mise en place des grands groupes nomades

dans le livre de Michel Vallet, ci-dessous,mise en place des grands groupes nomades

Biographie d’un désert, Pierre Rognon, Plon, Collection scientifique- Synthèse, 1989, 347 p.

Ce livre nous rappelle que le Paris-Dakar était une course de 9000 km en 1979, 15000 en 1986 avec la « migration » d’une caravanne de  1800 personnes. La course de 2000 « saute » (grâce à un pont aérien) les étapes prévues au Niger pour cause d’insécurité ; celle de 2008 est annulée pour cause d’insécurité en Mauritanie et en 2009 l’épreuve est transférée en Argentine.

Le n° 142 d’Hérodote, du 3e trimestre 2011, porte sur le Sahara. Il a été diffusé en pleine guerre civile de Libye, alors encore incertaine. Le volume s’ouvre sur deux « articles de fond » qui curieusement s’entrecroisent : Yves Lacoste, homme de géopolitique depuis plus d’un tiers de siècle, donne le meilleur de lui-même dans des touches anthropologiques. Ainsi, les officiers de marine et ceux de l’armée de terre ont rivalisé en Fance pour conquérir et administrer le Sahara, les premiers depuis l’Afrique de l’ouest, les seconds depuis le Maghreb.  Ils ont agi en utilisant comme mercenaires des tribus nomades, embauchées comme « compagnies méharistes », au sein des quelles ils recrutaient les auxiliaires les plus précieux : ces guides qui savent de mémoire se repérer sur des centaines de kilomètres, autant par un sens de l’orientation de nuit comme de jour que par par une mémoire très fine du « terrain ». Leur science actuellement est indispensable aux commerçants en tout genre, surtout quand leur marchandise (drogues, armes, migrants clandestins, otages négociables) doit voyager en 4X4 hors des itinéraires goudronnés. Plus géopolitique certes est sa réflexion sur les illusions des jihadistes : créer une unité politique saharienne, puisque les frontières qui divisent ce désert entre des Etats extrêmement faibles sont parfaitement perméables pour eux. Après Lacoste, c’est André Bourgeot, anthropologue, qui nous donne un panorama géopolitique du Sahara, largement basé sur les sources des services de renseignement, presque un hommage à Gérard de Villier, père du Prince Malko, qui vient de mourir en 2013.

Les autres articles ciblent des points plus particuliers. Ainsi l’évidence du caractère incontournable des populations nomades dans le contrôle des territoires, Touaregs en tête, mais aussi Toubous ou Hassani, à qui les représentants locaux des Etats s’adressent au quotidien pour empêcher ou accepter les différents commerces. On apprend que les réseaux commerciaux sont aux mains de familles puissantes, souvent réseaux mis en place en même temps que les pénétrations coloniales du début du Xxe siècle. On apprend que la contrebande s’appelle souvent lahda, du nom de la marque de lait en poudre subventionnée par l’Etat algérien jusqu’aux années 1980, exportée illégalement vers le Sahel ou ailleurs. Que le bétail sur pied (dromadaires de boucherie essentiellement) est la principale marchandise locale produite au Sahel, durement touchée par les périodes de sècheresse depuis les années 1970, et passée alors largement aux mains des commerçant, les éleveurs devenant salariés de ceux-ci. Tout ce commerce dépend d’une denrée rare hors de l’Algérie et de la Libye, l’essence pour les 4X4, dont les dépots clandestins sont essentiels mais souvent fragiles. Le contexte démographique de ces économies incertaines est de très forte croissance, presque la dernière dans le monde, alors qu’ailleurs les femmes contrôlent de plus en plus leur fécondité. Le Sahara « ex-français » avait en 1948 quelque 1,7 millions d’habitants, en 1966, 2 millions, vers 1995, 10 millions, et la courbe reste ascendante.

couverture du livre de Michel Valet

couverture du livre de Michel Valet

Michel Vallet, Toubous, Touaregs, Maures, aperçu comparatif de l’histoire et des traditions, N° hors série de la revue Le saharien- La Rahla, amicale des sahariens,  2011 [?, sans date d’éditeur…] C’est la « somme » d’un érudit à l’ancienne… qui recense les coutumes, mais aussi donne une chronologie détaillée des multiples histoires coloniales (française, italienne, espagnole), puis des indépendances (Libye, Niger, Tchad, Mali, Burkina, Algérie, Tunisie, Maroc, Mauritanie) et des actions du djihad.IMG_3232

Le reportage de Michael Stuhrenberg, mené en compagnie du photographe Pascal Maitre, est une réflexion approfondie sur ce que sont aujourd’hui les nomades sahariens. Sahara, l’économie du rien (Actes sud, 2006, 222 p.) nous rappelle que dans les Etats du nord saharien (du Maroc à la Libye) il n’est plus guère de nomades hors des gens du commerce et du camionnage, les troupeaux ne jouant plus qu’un rôle négligeable dans des économies locales où l’agriculture elle aussi n’est généralement qu’un appoint par rapport à l’économie moderne. Tout change à la bordure sud et Stuhrenberg nous conduit des  mines de sel de Taoudeni, où l’esclavage est le sort réel des mineurs, aux multiples formes du commerce au long cours, et au « degré zéro » de cette économie du rien pratiquée par les Toubous. La réflexion de l’auteur est politique et se résume dans sa conclusion : « Un désert qui, en ces temps de mondialisation, prend les allures d’une zone grise, nouvelle terra incognita non plus de la géographie, mais d’une humanité officielle s’arrêtant aux frontières de l’utile économique. Ainsi, une vaste partie du Sahara semble retourner aujourd’hui vers son état originel : une terre comme morte où l’homme ne peut pas construire, mais il doit se contenter de saisir des opportunités ». L’épisode de comment on essaie d’obtenir le statut communal ici (pour avoir accès à l’aide internationale ou à celle des ONG), celui de comment on essaie de construire un « Toubouland » là, révèlent ces politiques du rien. Les photos admirables témoignent elles aussi de ces dénuements.

Image de couverture

Image de couverture

Reste à commenter un peu un vieux livre resté en marge et qui me tient à coeur. C’est le volume XIX de la série Recherches sur les zones arides de l’UNESCO, dont les 16 premiers sont de la science naturelle (le n° 17= Histoire de l’utilisation des terres, le 18= actes du colloque de Paris tenu en 1960 recensé p. 274 par de Plahol dans la Revue géographque de l’Est. Les  volumes  XX et XXI de la collection sont à nouveau de la science naturelle…) Notre volume XIX s’appelle Nomades et nomadisme au Sahara et ce livre de sciences humaines est presque caché au milieu des sciences naturelles. Je sais que le contrat a été signé (et donc négocié, sans doute au sein d’un appel d’offre sur un programme « zones arides » de l’UNESCO), vers l’été 1959, par l’Institut de recherches sahariennes (IRS) de l’Université d’Alger, donc par Robert Capot-Rey, son directeur.

couverture du livre de l'UNESCO

couverture du livre de l’UNESCO

Je retrouve dans mon exemplaire de ce livre de l’UNESCO la chronique écrite dans la Revue géographique de l’est, 1963-3 sur « Nomades et pasteurs III » par X. de Planhol et Michel Cabouret, p.269- 298. Le seul autre compte rendu de ce livre UNESCO que j’ai est celui de L. Cabot Briggs dans Science, september 27, 1963, vol 141 n° 3587, p. 1266-67. Capot-Rey, né en 1897, était alors un homme surchargé d’obligations, mais aussi je crois conscient que la place de l’IRS au sein de l’Algérie française voyait ses jours menacés… à très court terme. Ce livre me tient à cœur, parce que j’ai été le secrétaire général de ce travail collectif, dont Capot Rey ne voulait pas se charger lui-même. Alors à qui pouvait-il confier le « secrétariat général » du projet? J’ai eu sans doute priorité pour deux raisons non contradictoires:

-je sortais du sérail des universitaires géographes : mon père Marcel avait été le collègue de Capot-Rey à la faculté des lettres d’Alger jusqu’en 1937, mon oncle Lionel, agrégé d’histoire et géo comme Capot Rey, avait été son homologue à la Fondation Thiers dans les années 1920.

-par rapport à d’autres collègues, plus provinciaux et pieds noirs, j’étais un tout petit peu frotté de sciences sociales « modernes » (j’avais lu du Jacques Berque et quelques autres), donc plus à même de m’entendre avec le milieu UNESCO (j’y ai eu à faire avec Eric de Dampierre, africaniste, et Alfred Métraux, américaniste, deux grands personnages de la socio-anthropologie qui m’ont beaucoup impressionné et pas mal appris).

Le choix des collaborateurs de ce livre collectif a été fait grâce au réseau de relations de Capot-Rey: sauf erreur le seul coopté par moi a été Benno Sarel Sternberg (« semi-nomades du Nefzaoua » [Tunisie]). Celui-ci, juif roumain (?) d’extrême gauche émigré en France, philosophe de formation et gagnant sa vie en sociologue comme expert d’une boite de « développement », la CERESA, vivait au Maroc (comme moi de l’automne 1958 à l’été 1961), et je l’ai connu par le groupuscule de la revue Socialisme ou Barbarie[1].

Je pense que le réseau Capot Rey n’incluait aucune personne disponible pour traiter du Sahara oriental au delà du Fezzan, et guère plus pour la bordure sahélienne: donc nous disposions à peine de quelque données de seconde main pour le Sahel (les publications ORSTOM, IFAN), avec mon ignorance évidente des sources anglophones éventuelles. Par contre le réseau « nord-saharien » de Capot-rey était fourni : outre ses deux élèves déjà « établis » comme assistants de géographie à la Faculté des Lettres d’Alger, Jean Bisson (« Nomadisation chez les Reguibat L’Gouacem » [confins algéro- mauritano- marocains]) et Pierre Rognon (« problèmes des Touaregs du Hoggar »), le commandant André Cauneille, officier retraité des compagnies saharienne (« Le semi-nomadisme dans l’ouest libyen, Fezzan, Tripolitaine »), deux « jeunes », Madeleine Rovillois-Brigol (« la sédentarisation autour d’Ouargla ») et Christian Verlaque (« nomadisme et économie moderne »). Capot-Rey connaissait aussi le géographe Charles Toupet, de l’Institut Français d’Afrique Noire de Dakar (« l’évolution de la nomadisation en Mauritanie sahélienne »). J’ai fourni moi-même une monographie sur les Rebaia, semi-nomades du Souf (voir sur ce blog   http://alger-mexico-tunis.fr/?p=486 ). Enfin Capot-Rey lui-même a fourni la monographie « Le nomadisme des Toubous » (il rédigeait au même moment Borkou et Ounianga, étude de géographie régionale, mémoire n°5 de l’IRS, domaine sur lequel il travaillait depuis 1956).

Ces monographies reflétaient les connaissances très parcellaires de l’époque sur des populations infimes. Celles-ci étaient prises dans les mailles de cultures communes : l’exploitation par les nomades de ressources pastorales communes, les techniques de maîtrise d’une eau rare pour l’abreuvage des troupeaux et pour des agricultures fragiles, l’islam, les usages de langues arabes, une pellicule de modernité fournie par les systèmes de la colonisation française. Mais elles étaient aussi séparées par l’immensité des vides,  par les usages dialectaux de trois langues au moins (« berbères », arabes, toubous), par l’infini morcellement des appartenances tribales, par le début de création d’Etats riverains du désert pour qui le Sahara était plus un problème qu’une ressource.

Les chapitres généraux qui encadraient ces monographies disparates n’étaient qu’un filet que j’ai écrit à la hâte, dans les délais d’un contrat de moins de trois ans. J’étais amener à rédiger à partir de lectures limitées ce qui concernait les sociétés traditionnelles sahariennes (« la tribu », « valeurs et attitudes du monde nomade », « relations extérieures des nomades »), puis une description d’évolutions récentes vers le « Monde moderne » (« la croissance démographique », « résistance ou décadence du nomadisme », « commerce et administration moderne », « modernisation du nomadisme pastoral »). J’ai certes envoyé aux autres participants de ce contrat de recherche les brouillons de ces chapitres, mais la plupart de mes collègues avaient d’autres préoccupations (Capot-Rey en particulier), ou des connaissances encore plus parcellaires que les miennes. Mon principal interlocuteur fut André Cauneille, par courrier, ou lors d’une visite dans son village de retraite (Caudiès de Fenouillèdes, Pyrénées orientales).

La présentation du bouquin en deux volets (tradition et modernité), je ne sais si je l’ai discuté avec Capot Rey ou si elle s’est imposée par la nature des monographies, les unes (soit à cause des auteurs soit à cause de l’état des populations elles-mêmes) relevant de la tradition à peine modifiée, les autres d’une « acculturation » plus poussée, pour employer un mot, moderniste à l’époque, qui déclenchait quelque ironie de la part de Capot Rey. Cette dichotomie  recouvrait aussi deux versants de la géographie humaine française de l’époque, entre « genres de vie » (traditionnels) et développement économique (les « forces productives » des marxisants de l’époque autour de Pierre George).

Dans ce livre, les problèmes politiques ont à peine été effleurés. Le cadre de la publication (l’UNESCO) exigeait bien sûr un devoir de neutralité. Mais en plus, se départir de celle-ci, en pleine guerre d’Algérie, pour débattre de ce que les souverainetés « nationales » pouvaient bien représenter pour les nomade sahariens était impensable. L’OCRS (Organisation Commune des Régions Sahariennes) que la France venait de lancer, je pense que chacun en 1959-61 savait que c’était un outil qui dépendait du sort d’une guerre d’Algérie que nous tous savions déjà perdue par la France, la majorité des collaborateurs du livre, à des degrés divers, considérant la prise du pouvoir par le FLN (en Algérie et donc au Sahara algérien) comme une catastrophe imminente, la minorité (Benno et moi? sans doute les seuls… depuis notre Maroc) y voyant une décolonisation positive, même si nous ne pratiquions pas un angélisme total sur le sort des Sahariens devant les nationalismes qui se mettaient en place. Mais en plus dans la tradition universitaire française, parler de politique ouvertement était indécent. Lacoste n’avait pas encore découvert la géopolitique…

Le démographe Hervé Lebras fait remarquer en début mars 2013 que la dernière poche de fécondité non maitrisée au monde est le Sahel, c’est-à-dire que dans cette région du monde, sans politique de modernisation passant par les femmes, le triplement de la population en 30 ans est possible.  Or pour vivre la seule ressource qui ne manque pas ici, c’est l’espace vide et incontrôlé, pour tous les trafics, avec pour certains, mais pas tous, l’exploitation maffieuse de ressources minières (pétrole, uranium, terres rares).

 

 

 

 



[1] Une trace de Benno dans Claude Lanzmannn, Le lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009, p.203 : Benno travaillait comme journaliste à Berlin « pour les français » en 1947.

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