Indépendances et politiques éducatives au Maghreb

 3- Indépendances et politiques éducatives au Maghreb

Les indépendances des trois pays du Maghreb adviennent, bien sûr, dans des conditions très différentes. Avec un minimum de tensions, l’indépendance de la Tunisie entraine immédiatement le passage de la Régence beylicale à une République moderniste portée par le Neo-Destour, dont le chef Bourguiba instaure un pouvoir autoritaire stable jusqu’en 2010. Après deux ans d’exil (1953-55), Mohamed V bénéficie  d’un large capital de popularité dont hérite presque aussitôt (1961) son fils Hassan II. Le premier instaure une monarchie dont la stabilité sur le long terme n’empèche pas des heurts : tentatives de putchs militaires (1971 et 1972), fuite en avant au Sahara (1975). C’est sept ans après ses deux voisins que l’Algérie du FLN accède en 1962 à l’indépendance après huit ans de guerre, au prix de l’instauration d’un régime coiffé par ses services de sécurité militaire, où l’unanimité est sans cesse fissurée par des luttes de clans. C’est dire si face à des problèmes comparables (scolariser massivement (mais en quelles langues ?), créer des élites modernes), les trois Etats vivent différemment une même priorité, la politique éducative.

Si les trois sociétés maghrébines ont à affronter les mêmes problèmes d’éducation dans la seconde moitié du Xxe siècle, les trois Etats n’ont pas la même liberté de manœuvre. Maroc et Tunisie sont relativement faibles, soumis à des conjonctures internationales comparables. Comparativement, l’Algérie est une puissance : par son capital idéologique initial (Alger est à l’indépendance un phare du Tiers-Monde), puis par sa position de puissance pétrolière et gazière, enfin comme gendarme du Sahara.

Comparaisons scolaires des trois pays du Maghreb

Scolarisation6/14 ans en 1994 Analphabétisme1954 Analphabétisme 1966 Analphabétisme1994/ 98
Algérie 83% 90% 74% 32%
Tunisie 86% 67% 31%
Maroc 59% 87% 87% 55%

Rappelons que le présent texte sur Indépendances et politiques éducatives au Maghreb fait suite aux deux textes :

Education et culture au Maghreb, entre français et arabe, Monde précolonial et monde colonial : quelle modernisation ? (avant 1942)

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=981

Et : Virage de la décolonisation : nouvelles mutations dans l’éducation au Maghreb (1942- 1955/ 62)

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=978

J’ai déjà abordé dans ce blog ces questions sous l’angle des langues (darija, français, arabe littéraire, tamazight) http://alger-mexico-tunis.fr/?p=599 , http://alger-mexico-tunis.fr/?p=14 , http://alger-mexico-tunis.fr/?p=372 . Mais aussi sous l’angle de la coopération http://alger-mexico-tunis.fr/?p=565 , http://alger-mexico-tunis.fr/?p=189, http://alger-mexico-tunis.fr/?p=61 comme sous l’angle des politiques éducatives http://alger-mexico-tunis.fr/?p=192 , http://alger-mexico-tunis.fr/?p=113

 Scolarisation de l’Algérie indépendante, politiques linguistiques, coopération

De 1962 à 2002, l’effectif scolarisé passe de 0,8 à 8,4 millions, multiplié par 6 dans le primaire, par 150 dans le secondaire et par 100 dans le supérieur. Un effort comparable à celui de la Tunisie, dont l’explosion démographique a été un peu moindre. Vers 1975, la scolarisation apparaît comme l’espoir à la campagne, malgré le manque de locaux, de livres et d’enseignants. L’instituteur très souvent habite loin des élèves, sauf s’il est logé à l’école ou chez l’habitant. Il est souvent titulaire du BEPC. La scolarisation est alors très inégale selon les wilayas (Alger, 93%, El Asnam 54%, Djelfa 37%). On tombe souvent au dessous de 10% en zons d’habitat dispersé. En général les filles ont une scolarité plus tardive et plus courte que les garçons.

En 1994 la scolarisation des 6- 14 ans est à peu près générale en Tunisie et en Algérie, nettement moindre au Maroc. La politique algérienne de scolarisation a visé d’abord les populations agglomérées (qui passent de 53% en 1966 à 81% en 1998). L’analphabétisme ne recule que lentement dans des populations adultes qu’à peu près aucune politique de formation ne prend en compte (voir tableau ci-dessus). En Algérie cet analphabétisme se concentre sur les femmes, les ruraux, les plus de 40 ans. L’enseignement incorpore vers 1980 40% de filles dans le primaire, 37% dans le secondaire, 25% dans le supérieur.

La branche d’enseignement « purement arabe » débouche sur les métiers de l’enseignement, de la justice, un peu sur ceux de la politique, moins pour l’administration, moins encore pour les entreprises. La politique d’enseignement en arabe est un enjeu en 1970-80. Proclamée « contre l’impérialisme linguistique francophone », elle déclanche des protestations dont le détonnateur est en Kabylie. Après 1980 c’est le berbère qui est en jeu. L’administration est « proclamée » arabographe en 1980, puis en 1991, 1996… ce qui prouve que les pratiques d’usage du français parlé et écrit se maintiennent. Tout comme dans les universités, où des exceptions sont officielles pour les médecins, les informaticiens, les ingénieurs et architectes, officieuses par exemple en géographie. Au recensement de 1984, 54% de la population dit lire et écrire l’arabe, mais encore en 1998 on dénonce un arabe pauvre, utilitaire, sans communication par ailleurs avec la darija, langue parlée.

Pour le français « langue du métier et du pain », 750 000 enfant en 1962 l’apprennent à l’école, avec beaucoup plus d’enseignants formés que pour l’arabe. Parmi les écoles, 150 sont catholiques, accueillant 43000 élèves, filles en majorité. A ce moment la coopération française envoie 29000 jeunes en Algérie, en large majorité vers l’enseignement, non seulement du français, mais de toutes les matières à tous les niveaux. Ce flux se renouvelle jusqu’aux années 1980, où par ailleurs, parallèlement, sont formés des enseignants de français parmi les Algériens : ils sont 16000 en 1968.  En 1980, on supprime dans le primaire le système de deux filières, une francophone, l’autre arabophone, alors que le secondaire garde ces deux filières. En 1987, huit millions de gens déclarent lire et écrire le français. Enseigné dans les années 1980-2000 depuis la 4e année de primaire, on abaisse ce début en 2004 à la seconde année de primaire. Dans les grandes villes la presse francophone est majoritaire et la francophonie se reproduit globalement. Vers 1992, 1 million de foyers reçoivent les chaînes de télé françaises par parabole, puis très vite tous les foyers sont concernés. La coopération universitaire Françe/ Algérie vers 1990 est confidentielle et arbitrairement décidée, évitant complètement les sciences humaines et sociales. Les enfants de l’élite algérienne, sans besoin de bourses, suivent leurs études en France.

En 2002 la tamazight devient « langue nationale » (mais pas langue de l’Etat), son enseignement est autorisé en Aures, Mzab, Kabylie. Dans ce pays où langue arabe et islam ont servi à composer une identité nationale, la présence de berberophones nombreux n’a pas cessé d’être un enjeu politique. On les évalue à 33% en 1860, 29% en 1910, 20% en 1954 et 1966 (question non posée aux recensements suivants : au Maroc, officiellement 44%). La diminution est due au rôle purement domestique des langues berbères, sans usage judiciaire ni administratif. Le mouvement identitaire depuis 1994 concerne la Kabylie, pas le Mzab ou l’Aures. En comparaison des livres d’histoire scolaire marocains, où les racines berbères sont présentes, le « national » en Algérie est constitué par du « monde arabe ».

L’effort scolaire algérien entre 1962-82 monte à 25% du budget et 10% du PNB, puis fléchit, avec d’ailleurs beaucoup de dépense dans la construction de bâtiments mal entretenus. La politique de passage automatique de classe en classe cache un échec scolaire élévé. En 1978 sur 42000 lycéens se présentant au bac, 14000 le réussisent. Depuis 1986 la part des diplômés dans la masse des chômeurs augmente.

Université d'Alger, vers 2000: la scolarisation des filles, en Algérie comme en Tunisie, débouche sur une autonomie nouvelle

Université d’Alger, vers 2000: la scolarisation des filles, en Algérie comme en Tunisie, débouche sur une autonomie nouvelle pour celles-ci

 

Kamel Kateb, sociologue, nous dit que « le socle familial » n’avait pas été cassé par la colonisation, et que c’est la scolarisation de l’Algérie indépendante qui l’a fait, essentiellement parce que la scolarisation des filles est à l’origine de la baisse de fécondité, fin du pouvoir des hommes sur les femmes et des vieilles sur les jeunes. L’écart d’éducation entre générations est maximal chez les filles, le mariage entre cousins ne se maintient que pour les filles peu scolarisées. Il reste cependant un volant de plus d’un million d’enfants non scolarisés, qui en général travaillent dans des secteurs défavorisés, alors qu’aux différents niveaux de sortie du système scolaire le chômage est partout présent. L’emploi public, le plus prisé, se dévalorise en terme de revenus tandis que pour le privé, lent à se développer, la formation scolaire publique est largement inadaptée. Pour les élites, comme en Tunisie ou au Maroc, on fait éduquer les enfants dans des écoles privées et à tous les niveaux les stratégies reposent sur un usage renforcé du français, en s’appuyant sur « la mission » culturelle de l’ambassade de France comme sur les possibilités d’envoi des adolescents en France-même. Ou dans d’autres pays, Etats-Unis en tête

Tunisie et Maroc, la génération de l’ouverture (1956-1975)

Au pouvoir à Tunis, des hommes de double culture. Bourguiba est un ancien de Sadiki, puis de Carnot, qui a fait son droit à Paris. Son équipe politique a le même profil, y compris quelques jeunes agrégés d’arabe et autres enseignants. Il cantonne la Zitouna dans le rôle d’une faculté de théologie. Un effort massif scolarise dans le primaire, en 1970, 85% des garçons et 50% des filles. Le taut de scolarisation secondaire est à ce moment quadruple de celui du Maroc, une école normale supérieure est crée dès 1956 pour former les enseignants du secondaire, ce qui dix ans plus tard réduit à la moitié la part des enseignants coopérants français. Grâce à la tradition de Sadiki, la fonction enseignante est socialement valorisée. L’université de Tunis nait en 1960.

Bourguiba vers 1958, un sadikien met à l'ordre du jour la modernisation par l'éducation

Bourguiba vers 1958, un sadikien met à l’ordre du jour la modernisation par l’éducation

A Rabat un bras de fer oppose en 1955-58 le Palais à l’Istiqlal, qui tente une arabisation brutale du primaire qui échoue, avec des coopérants venus du Machrek. Le Palais reprend la main pour une scolarisation bilingue, appuyée par les élites modernistes, avec appel à des coopérants français. L’arabisation du primaire devient progressive de 1958 à 1966. Les émeutes de 1965 à Casablanca sont le fait des classes d’âge qui arrivent dans le secondaire où leur promotion est brutalament barrée. En 1966, dans le primaire on réintroduit le français pour les sciences à partir de la troisième année. Pour le secondaire, il reste purement francophone jusqu’à l’arabisation des lettres en 1980. La fonction enseignante n’est guère valorisée dans les couches aisées modernes, plus orientées vers l’administration ou les affaires. Dans le supérieur la marocanisation des enseignants est très lente, avec un développement parallèle à l’université d’écoles supérieures très selectives (du droit, une école normale supérieure pour former les enseignants du secondaire).

Coopérants français

Pays/ année 1957 1970 1975 1977
Maroc 6500 5440 8000 7800
Tunisie 1344 1600
Algérie 6000

Dans les deux pays le modèle français fonctionne massivement grâce aux coopérants qui enseignent, mais aussi viennent participer aux jurys. C’est seulement vers 1960 que tous les enseignants du primaire sont des nationaux. En plus des coopérants proprement dits, les enseignants dépendant directement des établissements français au Maghreb sont 2800, soit 35% des enseignants de ce type dans le monde. Parallèlement on envoie en France des stagiaires : en 1961 ils sont 880 Tunisiens et 591 Marocains (rappelons que la population tunisienne est le tiers de celle du Maroc). Ces étudiants privilégient les études de droit et de lettres : elles assurent un débouché en 4 ans.

Plus qu’en Tunisie, les besoins de cadres scientifiques sont urgents au Maroc, où avant 1980 il faut importer beaucoup de médecins d’Europe de l’est et où en 1956 tous les ingénieurs de travaux publics sont des polytechniciens français. Une école d’ingénieurs est fondée à Rabat en 1959 : elle a 260 élèves en 1968. En Tunisie, c’est en 1961 (crise de Bizerte) que 400 boursier sont recrutés comme élèves ingénieurs sur place, ce qui en 1968 devient une Ecole Nationale des Ingénieurs tunisiens, avec quatre niveaux de débouchés.

vers 1958, Mohamed V, héros national et son fils, le futur roi Hassan II

vers 1958, Mohamed V, héros national et son fils, le futur roi Hassan II

En 1969 et 1970 se tiennent deux conférences maghrébines pour une arabisation « volontariste ». Dans la pratique, la Tunisie dans les années 1971-77 arabise dans le primaire les trois premières années, suivies par un système bilingue, qui se prolonge dans le secondaire où la littérature est en arabe. Une politique comparable est menée dès 1967 au Maroc, en particulier pour caser des étudiants arabophones issus de la Karaouine, qui ne trouvent pas d’emploi dans l’administration.

Dans les années 1977-79 on marocanise les enseignants du premier cycle secondaire, sauf en sciences. Le niveau des études s’abaisse, tout comme précédemment celui du primaire où l’on considère que 70% des enseignants sont des « moniteurs- alphabétiseurs ». En conséquence les classes sociales hautes envoient leurs enfants « chez les Français » : le secondaire « non public » passe de 30000 élèves en 1966 à 75000 en 1983. Le phénomène est moins aigu en Tunisie. Pour le Maroc voir le livre de Fouad Laroui, Le drame linguistique marocain

http://midi-pyrenees.coupdesoleil.net/lev_details.php?levID=183

Pour l’enseignement supérieur, jusque vers 1970, programmes, examens et expertises sont sous la tutelle de Paris pour Tunis, de Bordeaux pour Rabat. Puis Rabat crée des écoles supérieures non universitaires pendant qu’à Tunis un ministère dirige directement les facultés autonomes, où des boursiers sont envoyés principalement vers des cycles courts.

Ecoles supérieures créées :

1968 HEC Tunis

1968 Agro-véto Rabat

1971 HEC Casablanca

1971Travaux publics Casablanca

1972 Mines Rabat

Peu de « sciences dures » forment peu d’ingénieurs et les étudiants en médecine se dirigent surtout vers les universités françaises. Il y a en France 1500 étudiants boursiers tunisiens en 1969, à la même date 3000 marocains puis 18000 en 1976. Moment où plus du tiers des étudiants en médecine des deux pays sont en France. Médecins et ingénieurs trouvent facilement un emploi en fin d’études.

Vers 1970, dans les deux pays l’exercice de la justice est arabisé, alors que l’enseignement du droit reste essentiellement francophone et que la communication des magistrats avec les autres administrations se fait en français. C’est vers 1975 que l’enseignement supérieur accueille une masse d’étudiants en droit et en lettres « arabophones ».

La contestation étudiante est vive au Maroc en 1965/73, en Tunisie en 1966/ 77, soutenue par des coopérants, par des étudiants en Europe qui ont participé aux mouvemens de 1968. Cette contestation porte sur les bourses, sur les logements étudiants, avec des luttes internes entre réformistes et gauchistes, à Fes, Rabat ou Tunis. La répression s’exerce entre autre par la menace d’incorporation dans l’armée, avec pour le Maroc l’ambiance d’union sacrée de 1975 lors de la « marche verte » d’occupation du Sahara ex-espagnol.

Globalement, les étudiants des années 1960-75 héritent de la période heureuse du « développementisme » des nouveaux Etats, avec des bourses, avec un modèle de méritocratie assez réussi en Tunisie, moins au Maroc où nombre de familles rurales en sont exclues. Ces jeunes contestataires trouvent en généal des emplois. Ils ont étudié dans des lycées et des prépas encore gratuits, y compris ceux des « missions » des ambassades de France, y compris à Casablanca pour des jeunes venus des campagnes berbères. C’est le moment charnière où les études visant le professorat du secondaire se démocratisent et se dévalorisent en même temps, où les fils de privilégiés font en France des études d’ingénieurs, de médecins, de commerciaux gestionnaires. En termes de stratégies familiales, en ces années 1956-75, le système d’éducation a légitimé les fils des grandes familles et assuré la promotion de ceux des classes moyennes, mais les uns et les autres arrivent trop pard pour occuper les commandes dans des Etats où la génération précédente occupe les places et les garde en y vieillissant.

 

Tunisie et Maroc, la génération de la crise (1975- 1999)

Sur le plan international, la crise (entre autres : chocs pétroliers de 1973 puis de 1979) restreint les financements, alors que les experts de l’ONU, les aides internationales difficilement négociées contraignent un système où l’enseignement public appauvri s’arabise pendant que les couches privilégiées s’appuient sur l’enseignement privé, y compris celui des « missions » des ambassades de France. Dans les années 1990 la « transition démographique » donne des classes d’âge nouvelles qui cessent de s’accroitre, plus tôt et plus vite en Tunisie. Dans ces mêmes  années 1990 montent les mouvements islamistes radicaux, particulièrement violents en Algérie, profondément ancrés dans la frustration des couches moyennes prises dans une éducation sans débouchés.

L’arabisation est au départ une politique destinée à se débarasser de coopérants considérés comme subversifs. Elle a été modérée en Tunisie, où elle n’a jamais concerné les enseignements scientifiques. Ce pays a ouvert une faculté de droit « bis » francophone dite « Hermès » à côté de la faculté arabisée. Après les 20 ans d’arabisations du bourguibisme finissant, Mohamed Charfi, ministre de l’éducation d’un Ben Ali, en ses début célébré pour son ouverture, revient à une éducation bilingue, interdit le voile à l’université et distingue fermement dans le primaire et le secondaire l’éducation civique de l’éducation religieuse.

L’arabisation à la marocaine est plus poussée, un temps (1982-89) aussi pour le secondaire scientifique, mais  lentement et sans discours idéologique fort (une boutade anecdotique attribue au ministre Laraki survolant la ville de Ouarzazat : « on pourrait mettre un peu de berbère pour les embrouiller un peu plus »). Revirement prudent en 1996, où l’on lance un enseignement bilingue « expérimental ». En 1989 toute arabisation du supérieur est abandonnée, ce qui pour les bacheliers sortis de l’enseignement public arabophone représente un lourd effort d’adaptation. La langue de la haute administration comme celle des affaires reste comme en Algérie et en Tunisie le français, comme l’anglais ou le français le sont en Egypte, comme l’anglais en Inde ou Pakistan.

La politique d’enseignement supérieur, pour désamorcer les contestations, périlleuses dans les capitales, est de décentraliser les établissements, où les forces de l’ordre sont présentes, dans les banlieues lointaines ou les villes de province. L’école Normale supérieure de Rabat s’appuie sur des centres pédagogiques régionaux, on instaure du droit à Fèz et Marrakech, de la médecine à Casablanca, des lettres à Fes. La politique est semblable en Tunisie où en 1991 ont été dispersés en province 63 établissements de taille moyenne, le plus gros étant la faculté de lettres de la Manouba, avec ses 6000 étudiants en banlieue tunisoise.

Les associations étudiantes fondamentalistes religieuses sont autorisées : en 1970 « Sauvegarde du Coran » en Tunisie, en 1973 « Jeunesse islamique » au Maroc. Dans ce pays un contrôle policier vise parallèlement gauchistes et islamistes. Ces derniers cependant occupent largement le terrain vers 1991, avec un ordre moral dans les facultés et une autocensure de la part des enseignants. En Tunisie, comme en Algérie les islamistes sont réprimés  frontalement à partir de 1991

L’enseignement des « missions » culturelles des ambassades de France devient payant quand le public local devient majoritaire : en 1973 en Tunisie, en 1978 au Maroc. Cette scolarité débouche de droit (avec visa étudiant accordé) sur l’enseignement supérieur en France. Au Maroc on y rentre par concours d’admission à l’âge de 4 ans, après que l’enfant ait fréquenter une crêche francophone pour se préparer. En 1996 se crée à Casablanca le Lycée privé Louis Massignon, plus cher que celui de la « mission », puis, plus cher encore en 1998, l’American School et l’année suivante un homologue hispanophone. L’Université américaine d’Ifrane naît en 1995, établissement le plus coté.Le rôle de la « mission » est moindre en Tunisie, car en 1983 on crée à Tunis deux lycées publics pilotes (un francophone, un anglophone), suivis en province par quatre autres en 1992, pour des élèves sélectionnés à l’issu de trois ans de collège. Ces lycées pilotes ouvrent des prépas post-bac.

A Ifrane, Moyen Atlas, l'université moderniste à l'américaine pour les couches privilégiées marocaines

A Ifrane, Moyen Atlas, l’université moderniste à l’américaine pour les couches privilégiées marocaines

L’enseignement privé, toujours bilingue, monte en puissance Alors que sous les protectorats le privé était le refuge nationaliste contre l’enseignement français laïc et impie, c’est devenu le secteur francophone élitiste, précédé de classes maternelles d’apprentissage du français, d’autant plus nécessaires que le travail féminin se diffuse dans les couches hautes et moyennes. Ces classes enfantines se trouvent aussi bien dans des taudis des centres-villes que dans des villas coloniales restaurées.

Nombre d’élèves dans le privé

Pays/ année 1970 1977 1990
Maroc 82000 103000 119000
Tunisie 18000 19000 68000

Le privé se développe aussi dans l’enseignement supérieur, en Tunisie dès 1978, quand le secteur public met en place une sélection. Pour le Maroc, c’est la naissance en 1984 de l’Ecole supérieure de gestion de Casablanca, suivi jusqu’en 1998 par 47 autres établissements privés accueillant 7000 étudiants, qui obtiennent en 1999 l’équivalence avec les établissements publics pour leurs diplômes. En parallèle, le secteur public perd du prestige, entre usage de l’apprentissage par cœur et cas de corrruption dans les examens. Mais ce secteur public développe aussi son secteur élitiste : quand en 1985 la « mission » ferme ses prépas scientifiques, le gouvernement confie à un de ses anciens professeurs, Spenlauer, l’organisation de prépas publiques, d’abord 12, puis 70 dans neuf villes, dont les enseignants sont d’abord des coopérants français, puis des Marocains formés en France, puis des titulaires en 1999 d’un concours d’agrégation à la française instauré au Maroc. De même en Tunisie en 1991 est créée une prépa scientifique à la Marsa, où les enseignants sont des coopérants français.

Vermeren, à qui nous empruntons toutes nos descriptions sur la Tunisie et le Maroc indépendants, termine son ouvrage sur la description des élites contemporaines des deux pays, étudiées à travers quelque 2000 enquêtes directes auprès d’étudiants récents appartenant à ces élites. Il nous parle de « méritocraties de façade » qui ne sélectionnent plus qu’au sein du monde des héritiers de la génération précédente, face à la « grosse moitié » d’en bas de la masse des diplômés qui affrontent le chômage, au moment des plans d’ajustement, dès 1983 au Maroc, puis 1986 en Tunisie. Ces chômeurs diplômés sont en 1999 au Maroc, 220 000, 21 000 seulement en Tunisie.

L’élite au Maroc est avant tout la bourgeoisie de Casablanca, composée de fils de fassis pour moitié, issus de commerçants et de propriétaires fonciers en majorité. 95% des parents parlent français, mais aussi espagnol ou anglais. En Tunisie l’élite est composés de gens de Tunis et des villes du Sahel, pour moitié leurs grands pères étaient fonctionnaires du protectorat, à 90% leurs pères sont bacheliers, beaucoup ont un père fonctionnaire important et une mère enseignante : la promotion sociale par la fonction publique a été plus forte qu’au Maroc. Les lycéens d’élite des deux pays peuvent aller dans le supérieur en France, leurs homologues de classes plus basses ne font qu’en rêver. Le supérieur qui assure actuellement la promotion sociale passe par des carrières d’ingénieurs qui de plus en plus ont pour débouché l’administration des affaires. Le passage par des prépas en France est réservé aux élites, les prépas locales s’adressent aux classes moyennes et aux provinciaux en Tunisie, comme au Maroc jusqu’en 1985 où ces prépas sont de plus en plus sélectives. Certes la carrière la plus fermée et la profession la plus lucrative est la médecine, mais le débouché hospitalier est de moins en moins prisé : on y importe des médecins étrangers, une partie des étudants en médecine locaux mécontents se tournent vers l’islamisme, alors que se multiplient les cliniques privées aux mains d’anciens étudiants en France.

Les écoles de gestion montent en prestige, sur place ou à l’étranger, où la France est relayée par l’Allemagne, les Etats-Unis et le Canada. La Tunisie est plus directive que le Maroc dans l’envoi de boursiers étudiants à l’étranger. Ces cadres bien formés restent pour moitié dans le pays de formation. En comparaison, au Maroc, on se plaint de la qualité des économistes formés sur place, dont les entreprises critiquent le médiocre degré de francophonie.

Les Ecoles nationales d’administration ont fonctionné : en Tunisie de 1964 à 1995, 700 hauts fonctionnaires ont été formés, originaires des classes moyennes du sahel plus que de l’aristocratie tunisoise. Au Maroc l’Ecole d’administration a surtout fourni des cadres moyens, car deux écoles concurrentes forment les cadres supérieurs de l’Intérieur et des Travaux publics. En 1993 seulement l’Ecole d’administration se dote d’un cycle supérieur.

Vermeren conclut sa comparaison entre Maroc et Tunisie en décrivant une haute administration tunisienne solidaire, tenue en main par le Parti unique, avec quelque méfiance envers un corps d’ingénieurs moins obéissants. En face au Maroc une haute administration moins valorisée, reposant sur les corps des finances et des ponts et chaussées, essentiellement un petit groupe de hauts ingénieurs qui forment le cabinet de Hassan II en fin de règne, héritiers des familles maghzen.

Dans ces familles dominantes, il constate que les alliances matrimoniales mélangent plus souvent en Tunisie la classe moyenne provinciale à la classe supérieure, avec plus de filles entrées dans les carrières d’élite en comparaison avec le Maroc.

Etudiants à l’étranger

Année/ pays Algérie Tunisie Maroc
1980 5000 2000 3000
1990 8500 25000
1998 4700 15000

 

1988 : arrivent au bac sur une classe d’âge 7% Tunisie, 6% Algérie, 3% Maroc

1995 : restent analphabètes sur l’ensemble de la population 33% de Tunisiens, 38% d’Algériens, 56% de Marocains.

 

Données récentes (2011-2013), démographiques et scolaires

Pays/ données PopulationTotale(millions) Croissance annuelle Fécondité(enfants parfemme) alphabétisés Scolarisés d’âgeprimaire Scolarisés d’âgesecondaire Scolarisés d’âgesupérieur
Algérie 38 2% 2,9 75% 97% 98% 21%
Tunisie 10 1% 2 77% 91% 91%
Maroc 33 1% 2,5 86% 86% 66%

Concluons nous-même après Vermeren. Celui-ci, en 2002, montrait deux sociétés, marocaine et tunisienne, bloquées par des élites qui ne se renouvelaient pas. Au même moment on ne savait pas si l’Algérie était vraiment en train de sortir d’une décennie de guerre civile. Douze ans plus tard ces visions pessimismes peuvent être au moins nuancées, après trois ans de « printemps arabes ». Seule la promotion des filles des classes moyennes permet d’expliquer les contenus des vastes protestations urbaines qui ont fait la une des journaux, et pas seulement en Tunisie. Aussi tronqué soit-il, le modèle méritocratique, largement influencé par la France, est fondé sur une croyance en l’existence de droits de l’homme. Il est couplé avec un modèle de la protestation légitime appris en lisant Les misérables de Victor Hugo. Protester a été appris dans des systèmes scolaires qui remontent à la période coloniale et se sont reproduits entre coopérants et nationaux souvent eux-mêmes formés par les coopérants. Par ailleurs élites et classes moyennes connaissent, malgré les restrictions croissantes, une circulation entre Maghreb, Europe, Etats-Unis, grâce aux relations familiales, entre ceux qui restent et ceux qui partent, par choix ou forcés par des exils politiques ou économiques. Sans tout ce contexte lié aux formes de l’éducation, sur le long terme, comment comprendre la protestation urbaine qui déferle sur la Tunisie depuis la Manouba, les protestations contenues mais non brisées, aussi bien dans les savants équilibres marocains que dans le bouillonnement de la presse bilingue et des mini-émeutes à l’algérienne ?

(rappelons que le présent texte sur Indépendances et politiques éducatives au Maghreb fait suite aux deux textes :

Education et culture au Maghreb, entre français et arabe, Monde précolonial et monde colonial : quelle modernisation ? (avant 1942) http://alger-mexico-tunis.fr/?p=981

Et : Virage de la décolonisation : nouvelles mutations dans l’éducation au Maghreb (1942- 1955/ 62)

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=978

Sources

Chez les historiens, sociologues et autres qui ont écrit des ouvrages, souvent militants, sur le Maghreb de leur époque, les chapitres sur l’éducation sont toujours présents et m’ont été utiles. De même les revues « généralistes » ont abordé ce thème. Nous suivons un seul ordre chronologique pour tous les textes utilisés.

Truphémus Albert, Ferhat, instituteur indigène, Alger, Soubiron, 1935. Republié dans Algérie, un rêve de fraternité, Paris, Omnibus, 1997, textes commentés et sélectionnés par Pierre Dugas, p. 155- 297. Roman fondateur écrit vers 1926 au plus tard. L’auteur, inspecteur primaire pour 20 ans en Algérie depuis 1908, décrit la Petite Kabylie, dans l’arrière pays de Collo. Deux thèmes essentiels pour ces années de part et d’autre de la guerre de 1914-18 : la vie quotidienne autour d’une famille d’instituteurs en milieu rural indigène, venus de France au début du siècle et, sous la plume de leur élève indigène devenu instituteur à son tour, le récit de l’ « acculturation » de ce dernier, incorporé à la culture scolaire française et de ce fait dramatiquement coupé de son milieu familial, sans avoir accès réellement au milieu moderne qui a assuré sa « promotion ».  Truphémus, rédacteur en chef de l’hebdomadaire de la SFIO (parti socialiste) en Algérie, Demain, à partir de 1926, ne publie qu’après sa retraite, cette année là, peu à peu ses romans qui apparaissent comme des pamphlets anticolonialistes, dont le dernier est Ferhat.

Documents algériens (http://alger-mexico-tunis.fr/?p=113)

4 documents sur l’éducation, 1946, 1947 (2) L’historique que nous suivons est donné sans doute par M Chaffaud, vice recteur de l’académie d’Alger pour trois « Documents algériens » de décembre 1947, 1956

Temps modernes 1956, n° 123 mars-avril

Robert Davezies, Le front, 1959, Editions de minuit [l’auteur est prêtre à Paris, il fréquente durant plusieurs mois en 1958-59 les camps d’Algériens « réfugiés » en Tunisie et en tire une vision militante et unanimiste de la révolution algérienne. Il aborde la question culturelle de celle-ci et de l’après guerre jugé imminent, en particulier p 209 sq.].

Jacques Berque, Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, 1962, fait suite à Les Arabes d’hier à demain (1960), Seuil. Série de monographies très habilement menées, avec des présentations inédites d’élèves en sociologie, d’instituteurs, de fonctionnaires français, de romans, d’analyses de la presse d’époque, [reprend un article signé F. Jabre de Annales ESC 1937].

Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale, école, médecine, religion, 1830-1880, Maspero, Textes à l’appui, 1971 [tiré d’une thèse et dédié à Fernand Braudel]. Décrit le « progrès » chaotique par rapport à une France où celui-ci est encore un enjeu non gagné et où les « élites » algériennes ne sont pour l’essentiel pas concenées.

Charles André Julien. L’Afrique du Nord en marche, Juliard, 1972, 353 p. + annexes, bibliographie et index. Ecrit d’une traite aout octobre 1952, publié novembre 1952, diffusé alors presque sous le manteau en AFN. Juste un mot sur les propositions de CAJ en été 1952 : un secrétariat d’état aux affaires nord-africaines auprès du 1er ministre capable de contrer Quai d’Orsay et Place Beauvau, une vraie organisation de l’Union Française : il le souhaite et n’y croit pas, en prônant pour l’immédiat des négociations d’autonomie interne, puis d’association réelle, pour Tunis et Rabat, et pour Alger des élections non truquées et un collège unique.

« Algérie 20 ans, que savons nous vraiment de cette terre, de ses révolutions aujourd’hui ? » Autrement, n°38 mars 1982, 280 p., Georges Chatillon éditeur.

Guy Pervillé, Les étudiants algériens dans l’université française, 1880-1962, Paris, CNRS, 1984, 346 p.

Jack Goody, Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF- Ethnologies, 1994, 323 p. Pose le double problème : l’existence d’usages de l’écrit dans la longue durée dans des sociétés où cet usge se restreint à une petite élite religieuse et administrative ; l’introduction généralisée de l’écrit dans des sociétés prises dans une modernisation rapide « exogène » (dans l’Afrique noire coloniale).

Esprit 1995-1 « Avec l’Algérie ».

Elisabeth Antebi, Les missionnaires juifs de la France, 1860- 1939, Calman Lévy, 1999 (histoire des écoles de l’Alliance Israélite Universelle)

Pierre Vermeren, La formation des élites marocaines et tunisiennes, des nationalistes aux islamistes, 1920- 2000, 2002, La découverte, 513 p. [thèse 2000, autre édition Alizés, Rabat, 2002]. Seul travail synthétique d’historien, sur le long terme (remonte au XIXe siècle pour la Tunisie), comparant les deux pays mais aussi parfois aussi l’Algérie. Le point de vue est politique : création d’élites modernes en insistant sur les institutions d’enseignement, sur les stratégies des familles, sur les initiatives de politiques publiques. Les problèmes des langues d’enseignement, du rôle des colonisateurs puis des coopérations,  sont présents en sous main.

Dalila Arezki, L’enseignement en Algérie, l’envers du décor, Séguier/ Atlantica, 2004, 324 p. [thèse de psychologie], mélange des données vécues (pas toujours nouvelles) à des développements assez convenus de théorie psychologique de l’apprentissage scolaire.

Kateb, Kamel, Ecole, population et société en Algérie, l’Harmattan, histoires et perspectives méditerranéennes, 2005 ( ? copyright ?), 2008, 130 p. (pas mal de comparaisons au Maghreb et au Machrek chez ce sociologue- démographe)

Histoire de l’éducation [Ecole Normale supérieure de Lyon], n° 122 avr- juin 2009, Pierre Singaravelou « L’enseignement supérieur colonial, un état des lieux », p. 71-92.

Histoire de l’éducation [Ecole Normale supérieure de Lyon], n° 128 oct-déc 2010, spécial Enseignement dans l’Empire colonial français (XIXe-Xxe siècles) « La politique française pour l’adaptation de l’enseignement en Afrique après les indépendances (1958-64) », p. 163- 190.

Sur le chemin de l’école, documentaire de Pascal Plisson (2012) prend en reportage, sans misérabilisme, divers enfants des « tiers-mondes » d’Asie, d’Amérique ou surtout d’Afrique (dont un groupe de filles du Haut Atlas marocain) : éloignement des villages et internat pour la scolarisation des jeunes marocaines…

 

Sites web :

 

Ils sont nombreux surtout sur l’enseignement primaire dans l’Algérie coloniale : il est clair que de nombreux enseignants retraités en France ont des matériaux précieux et abondants et ont voulu témoigner.

 

http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/11/Pays/algerie.html (sur la francophonie en Algérie)

http://telemly.pagesperso-orange.fr/ens/index.html (sur la scolarisation coloniale en Algérie

http://193.48.221.4/amp/page/genese.do (sur la scolarisation coloniale en Algérie)

 

Archives :

Tunisie, Maroc : Affaires Etrangères, les dossiers consultés concernent essentiellement la période 1940- 1955. Ils sont particulièrements riches pour le Maroc et permettent de repérer l’amorce (essentielement vers 1945-47) d’une politique cohérente concernant l’ensemble nord-africain.

Algérie : Archives d’Outre-Mer, Aix en Provence, que j’ai à peine effleurées (une chronique de l’Université d’Alger depuis ses commencements).

 

Acteurs :

Les textes de Georges Hardy (1884-1972) et de Lucien Paye (1907-1972), l’un et l’autre hauts fonctionnaires en charge de l’enseignement, deux visions politiques et deux générations

 

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