Martuccelli Danilo, Existen individuos en el Sur ? Santiago, LOM ed., 2010, 327 p.
Un livre plus qu’utile pour servi de pont entre l’Amérique latine et les autres régions du « sud », en particulier celles de la Méditerranée, du Moyen Orient et de l’Afrique. Comment les gens du commun, mais aussi ceux du haut de la pyramide, peuvent-ils se considérer comme des individus « libres » et responsables, des citoyens en somme, dans des sociétés où ils sont traditionnellement pris dans des réseaux de dépendance, issus de mondes « traditionnels » remodelés par les étapes successives de dominations coloniales, puis d’Etats autoritaires ?
Des notations sur la langue espagnole comme outil de « l’individuation » permettent d’entrer au cœur du sujet et de comparer les situations en Amérique latine et dans d’autres régions. L’espagnol est à la fois la langue du colonisateur et langue de l’émancipation, avec le moment où le « peuple » passe du mauvais usage parlé de l’espagnol qu’il ne sait écrire, ce qui le met en situation inférieure, à l’outil de l’alphabétisation qui aide à devenir un individu. L’anglais est la langue de l’individuation pour le monde entier, comme le montre Salman Rushdie : pour tous ceux dont ce n’est pas la langue maternelle. Le français est dans la même catégorie, d’abord langue de la soumission puis langue de l’individuation quand c’est l’outil de la scolarisation, y compris là où une autre langue écrite sert aussi à l’enseignement. Certes les trois langues coloniales ont trois rôles différents. Généralisation d’un espagnol comme langue maternelle, avec de simples variations d’accent et de vocabulaire. Couverture mondiale de l’anglais avec nombre de langues créoles dérivées et bilinguismes très nombreux. Couverture moindre du français dans ses ex-territoires coloniaux avec des créoles et de nombreux bilinguismes.
En Amérique latine, le travail est rarement « formel » pour la plus grande partie du temps travaillé et pour la plus grande partie des travailleurs : il en est de même ailleurs dans « les suds ». La richesse est ailleurs, c’est fondamentalement un don de la nature, elle échappe à la volonté humaine, les booms économiques permettent ostentation et gaspillage. La richesse est instable et il ne faut perdre aucune opportunité. Alors que « théoriquement » dans « le nord » travail et richesse se répondent, ici ils sont dissociés.
Le pouvoir est inséparable de l’abus de celui-ci ; face à cela l’attitude de qui y est soumis doit être un défi contrôlé : ne jamais perdre son calme. Il faut toujours faire savoir à l’autre la place qu’il doit occuper, le tenir à sa place. Il faut pratiquer une tolérance nécessaire de la duplicité, de l’astuce créole (ou indigène). On vit dans la vulnérabilité et l’instabilité des positions sociales. Pour vivre il faut être malin (vivo). On doit pratiquer un éloge de l’opportunisme. Oscar Lewis l’a inclus dans sa culture de la pauvreté. La défiance mutuelle est la base du clientélisme politique : un vote se vend et s’achète ; à la différence avec la vie associative de quartier où des formes de confiance sont possibles. Cette instabilité dans les « suds » est consubstantielle de la dépendance vis-à-vis de l’histoire des pays « centraux ». Le leader politique à la Juán Perón ne fait pas l’histoire, il s’adapte à celle-ci et essaie de devancer ses caprices. L’indépendance individuelle que procure le welfare state concerne l’Amérique du nord et l’Europe, surtout occidentale et continentale, depuis plusieurs décennies. Elle ne profite en Amérique latine qu’à quelques uns : proportionnellement, ils sont moins nombreux encore dans les « suds » de l’Ancien monde.
Quand un individualisme peut se forger pour certaines couches sociales en Amérique Latine, c’est un individualisme du moi d’abord, pas celui du citoyen. Au sud l’énergie prime, ce qui repose sur une inégalité fondamentale, au nord, les institutions priment. La loi existe, oui, mais elle est intermitente en Amérique Latine. Alors que le patron de la hacienda, lui, est toujours là. L’Amérique latine connaît certes une forme d’optimisme et d’individualisme, mais différents de ce qui fonctionne dans les pays du « nord ».
Le domaine de la foi et de la croyance est marqué lui aussi par ce règne de l’instabilité et de l’inégalité. Le culte marial en fait partie: Marie est une forme divine à qui on peut murmurer mieux qu’au Jésus moral trop lointain. La telenovela est le reflet de ce qu’est la foi : elle est fondée sur le drame de la reconnaissance improbable (comme dans Les Mystères de Paris, roman français publié en feuilleton par Eugène Sue en1842 et 1843 ou Les Misérables, roman de Victor Hugo paru en 1862) ; dans cette littérature, ce qu’on raconte compte moins que comment on le raconte. Si le roman social (ou le film de société) sont devenus des genres mineurs dans « le nord », aussi bien les romans latino-américains des années 1970 (Vargas Llosa, Gabriel García Marquez, etc.) que les actuels romans francophones écrits au Maghreb et sur le Maghreb sont fondateurs de l’apprentissage de l’individualisme qui est consubstantiel d’une démocratisation des sociétés.
Martuccelli nous montre que la recherche sur ces thèmes passe par des comparaisons entre pays du sud, et non pas dans une référence majeure aux pays du nord.
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