Enjeux: darija, tamazight,français, arabe « classique ».

Parler, écrire: Darija, tamazight,français, arabe « classique ».

Ce thème est abordé aussi dans les trois articles sur l’éducation au Maghreb:

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=981

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=978

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=958

Les années passent… et cinq ans après avoir écrit le présent texte, je découvre l’oeuvre de Grandguillaume http://ggrandguillaume.fr/index.php C’est en rencontrant l’homme lui-même que je trouve son blog, où la plupart des questions que je voulais poser sont non pas « résolues », mais explicitées par un de ceux, peu nombreux, qui ont une expérience concrète, sur le long terme, de ces problèmes…

En discutant ce vendredi 19 avril 2013 avec les amis de Coup de soleil/ Midi Pyrénées sur l’histoire de la « coopération »et des coopérants – voir « La tribu des coopérants » sur ce blog, ce mois-ci (avril 2013)- ou bien en mai 2012 « Pourquoi la langue française-, la question des langues au Maghreb est tout naturellement resurgie.

Essayons d’élargir le cadre au delà du Maghreb. Des morceaux conséquents de l’humanité vivent avec une langue « officielle », plus ou moins profondément nationale, autre que la langue parlée dans la famille. Avec l’anglais, tout le continent indien (Inde, Pakistan, Bangladesh, Sri Lanka…), soit 1500 millions de gens, la majorité de l’Afrique « noire » (350 millions). Avec le français, l’autre bloc de l’Afrique « noire » (quelque 200 millions). Dans tous les pays en question, c’est d’une part parce que les langues locales n’avaient pas d’écriture (Afrique « noire »), d’autre part parce qu’aucune langue écrite locale n’était majoritaire (continent indien) et donc capable de faire consensus comme langue « nationale ». Un article récent dans Le Monde décrit comment en Inde la stratification sociale s’établit dans les enseignements primaire et secondaire : les écoles publiques, accessibles aux « non riches » parce que gratuites, enseignent dans les langues locales les matières « de base » (rappelons que le hindi, le tamoul, etc sont des langues écrites avec leurs propres écritures (dérivées surtout du sanscrit, pas l’alphabet latin) depuis des siècles), avec parallèlement un enseignement de l’anglais médiocre, qui permet de lire, écrire, mais sans la « bonne » prononciation, ni les bonnes tournures littéraires. Parallèlement les écoles privées payantes utilisent uniquement l’anglais, donnant accès au bon accent en même temps qu’à la culture scientifique universelle et à la moitié de la production littéraire mondiale actuelle. Accès direct aussi à cette langue anglaise « localisée », qui est la seule utilisée dans les universités de l’Inde. Ceux qui veulent démocratiser l’enseignement public en Inde, pour une promotion sociale des couches populaires, poussent à y accentuer l’usage de l’anglais.

Si nous revenons au Maghreb, nous savons que pour quelque 80 millions d’habitants, à peu près tous parlent les différentes variantes –Darija– de cet arabe dialectal que l’on n’écrit pas (des berbérophones surtout marocains, ou algériens peu nombreux, ne le parlent pas) ; quelque 45 millions parlent les différentes variantes – tamazight– de la langue berbère (pratiquement non écrite), formant sans doute un peu plus de la moitié des Marocains. Dans les trois pays maghrébins, la langue arabe, religieuse et littéraire, a été conservée par les grandes universités. Zitouna de Tunis, Karaouine de Fès. D’autres mosquées ont joué ce rôle, avec moins de prestige, dans d’autres villes marocaines ou tunisiennes, mais aussi à Constantine et à Tlemcen en Algérie. Comme au Caire, à Damas ou Beyrouth au Moyen Orient, cette langue a été modernisée à Tunis (dès les années 1860), pour l’enseignement, l’administration, la presse naissante. La chance a voulu que la darija tunisoise soit proche de cette langue modernisée. Une telle modernisation a été presque complètement bloquée dans l’Algérie coloniale (par la politique française elle-même) comme au Maroc du protectorat (par une bourgeoisie de Fès opposée au protectorat). Depuis les années 1960 la modernisation au Maghreb de l’arabe littéraire écrit a cheminé : elle est mal connue, pour ses vocabulaires administratifs, politiques ou techniques en particulier. De même l’usage oral de cet arabe classique modernisé semble aller depuis un conservatisme pompeux, voulu pour certains discours politiques (pour que les auditeurs peu cultivés l’admirent sans le comprendre), jusqu’à un assouplissement incorporant largement tournures et vocabulaire dialectal (pour des émissions de radio ou télé, comme pour des discours politiques destinés à être compris, mais sans sauter le pas du simple dialecte familier où l’on risque de parler oranais ou constantinois et non algérien, ou de parler fassi ou marakchi et non marocain).

Tout un mouvement, au Maroc en particulier, pousse à une politique systématique d’incorporation de la Darija dans une langue écrite qui serait la langue de l’école primaire et secondaire (voir le livre de Laroui, marocain, sur le site de Coup de soleil Midi- Pyrénées). Ils s’appuient sur l’exemple du Caire, de Damas ou de Beyrouth, comme sur celui du mouvement sioniste juif qui a créé un hébreu moderne à la fin du XIXe siècle en Pologne, langue devenue celle de l’Etat d’Israël. On pourrait y ajouter la création début XIXe du grec moderne. Les opposants sont ceux pour qui la pureté de la langue sacrée doit s’imposer à l’école, mais aussi ceux pour qui la saveur des parlers arabes locaux se perdrait dans cette modernisation. Les militants des langues tamazight ont le même problème pour la mise en écrit normalisé des parlers (probablement en caractères latins, même si de longue date les accords juridiques fonciers locaux qu’il fallait conserver dans les montagnes marocaines utilisaient les caractères arabes, et sans revenir aux caractères alphabétiques tifiagh utilisés par les seuls touaregs (mais qui l’utilise vraiment encore?) parmi les usagers de langues berbères).

Telle est la toile de fonds  de l’usage du français au Maghreb. Langue du colonisateur (qui fait de gros efforts d’alphabétisation en français, très tardifs, entre 1944 et 1962), « prise de guerre » (formule attribuée à Kateb Yacine) pour les petites élites militantes quand elles ont conquis l’indépendance des trois pays, le français est « naturellement » la langue de la coopération franco-maghrébine (sur plus d’une génération sans doute bien plus de 100 000 coopérants se sont succédés, et continuent à résider au Maghreb, essentiellement dans l’enseignement, mais aussi dans toutes les autres administrations et dans les entreprises). C’est aussi la langue des dizaines de milliers de fonctionnaires maghrébins hauts et moyens, depuis trois quart de siècle, qui sont venus en France, pour des études supérieures avant de devenir des cadres dans leur propre pays, ou pour des stages souvent répétés plus tard dans des entreprises ou des administrations françaises, armée, universités, hôpitaux. C’est enfin la langue des trois à cinq millions de descendants d’émigrants magrébins en France (ou en Belgique, au Québec),  revenant voir leurs familles « au bled » (de plus en plus le bled est en ville), ou accueillant celles-ci malgré les difficultés de plus en plus pointilleuses pour obtenir des visas en Europe.

On sait que l’usage du français est un enjeu majeur dans les systèmes scolaires maghrébins, qui rappelle ce que nous disons ci-dessus pour l’Inde. On sait moins ce qu’est la pratique des administrations et des entreprises publiques ou privées maghrébines, extrêmement diverse. Un contact très ponctuel avec le sud algérien en 2007 nous a montré qu’en milieu hospitalier à Ghardaïa (capitale certes très particulariste d’un Mzab partiellement berbérophone) les dossiers médicaux des patients étaient rédigés en français, langue de communication professionnelle orale aussi entre personnels soignants ; tel roman de Yasmina Khadra montre que la communication écrite ou téléphonique au sein de la hiérarchie militaire moyenne et haute en Algérie se fait en français ; même usage du français écrit dans une petite entreprise moderne de cosmétiques à côté d’El Oued dans le Souf. On sait mieux que le domaine littéraire du roman et de la nouvelle comme celui des sciences sociales donnent lieu de la part de maghrébins à la publication de livres et revues en français, plus nombreux en France qu’au Maghreb, mais parfois avec une double édition de part et d’autre de la Méditerranée.

Alors que le modèle jacobin (une nation, une langue scolaire, une langue parlée) semble aller de soi, en France plus qu’ailleurs, la réalité francophone est celle d’un ensemble de pays multilingues, au sein desquels les « francophones purs » de France sont minoritaires, où la langue française est devenue un patrimoine permanent qui appartient (aussi bien qu’aux francophones purs) à ceux qui dans leurs familles parlent darija, tamazight, songhaï, bambara, créole, etc., tout en y mêlant, chaque fois que le plaisir ou la nécessité l’imposent, ce qu’il faut de mots ou d’expressions françaises.

 

 

 

 

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