Vincent Crapanzano, Les harkis, mémoires sans issue, essai, traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, NRF, bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, 2012, 295 p.
Le livre de Vincent Crapanzano apporte une nouvelle synthèse sur les harkis, vus par un anthropologue nord-américain. Le livre de Todd Shepard (voir Algérie- France : séparation, http://alger-mexico-tunis.fr/?p=288) nous a déjà montré comment une vision extérieure, à distance du monde franco-maghrébin, peut apporter une synthèse nouvelle, replaçant les événements dans un cadre mondial et dans une longue durée.
Crapanzano nous donne un point de vue moral et psychologique sur les descendants de harkis vivant en France, sans oublier de présenter d’abord le cadre historique. Cadre d’une guerre d’Algérie vivement résumée d’abord : bien sûr ce sont les faits les plus saillants de celle-ci qui ressortent, ce qui dramatise encore plus un conflit extrême, mais peut-être au détriment de banalités fondamentales pour les premières années de ce conflit : ni les pieds noirs ni l’immense majorité des Algériens n’ont bien sûr été pris dans la guerre dès 1955, les vies quotidiennes sont restées longtemps quotidiennes, l’inéluctabilité de la fin du système colonial ne s’est imposée que par pans successifs pour cette double société. Le fait même que Crapanzano appelle les pieds noirs « colons » montre la difficulté d’éviter l’anachronisme : ce sont leurs ancêtres qui avaient été parfois colons, mais bien plus souvent couches moyennes ou populaires urbaines sans rapport avec la terre « colonisée ».
Second cadre historique, la réalité même de cet emploi massif de « harkis », supplétifs pour une armée française qui sait qu’elle emploie principalement, avec peu d’efficacité, une masse d’appelés français pour un service militaire interminable, aussi peu populaire auprès des jeunes gens eux-mêmes qu’auprès de leurs familiers. Le panorama détaillé, par corps de recrutement, confirme ce que montraient d’autres études, dont le numéro de l’automne 2011 (dans ce blog, compte rendu en aout 2012) de la revue Temps modernes : une vaste incorporation d’hommes généralement pauvres et démunis, qui ont « décidé » de servir l’armée française en raison de leur condition de vie difficile, en raison de crimes et de sévices subis de la part des indépendantistes, ou pour des motifs de conflits locaux, bien plus qu’en raison d’un engagement univoque et politique en faveur de la puissance française. Sur un aussi long conflit, la plupart de ces hommes ont servi pour une durée limitée, souvent selon des contrats locaux qui n’ont pas laissé de trace dans les archives administratives françaises (dans les SAS en particulier), si bien qu’on oscille entre un chiffre total de 260 000, ou seulement 160 000.On stigmatise en France à gauche les harkis « en général » en se référant au très petit contingent de harkis employés en métropole à des tâches de répression policière. Du côté de l’armée française, confiance ou défiance envers ces auxiliaires s’entremêlent inextricablement. Côté FLN, les discours avant le cessez le feu oscillent entre menaces de vengeance et appel à déserter sans risquer de rétorsion.
C’est avec le cessez le feu de 1962 que le sort des harkis cesse d’être banal. La tragédie de ces militaires français dont ne veulent ni l’Algérie ni la France se noue dans l’extrême confusion de cette année de toutes les incertitudes. L’auteur, anthropologue, dépasse l’interprétation politique de la répression contre les « traîtres » en Algérie. Certes les nouvelles autorités pratiquent des sévices et emprisonnent durablement dans des conditions souvent inhumaines ; mais c’est surtout, au niveau local et sans intervention directe de ces nouvelles autorités, des scènes atroces dans cette Algérie qui doit improviser son identité nationale sans racines consensuelles établies, en utilisant les harkis qu’il ne suffit pas de désigner comme traîtres : il faut les déshumaniser (en les humiliant vivants, en humiliant leurs cadavres) pour que la société des hommes algériens unanimes puisse advenir. Parallèlement, la chaine de commandement dans l’armée française interdisant le transfert en France des harkis n’a heureusement pas fonctionné parfaitement : entre 1962 et 1968 ce sont quelque 140 000 réfugiés qui ont passé la mer (minorité d’auxiliaires de l’armée, majorité de jeunes et de femmes composant leurs familles). Les récits montrent l’extrême variété des canaux qui ont permis ces passages, dans le risque et la peur, entre quelques cas « simples » de familles hébergées par l’armée puis transférées rapidement, et beaucoup d’itinéraires complexes, où des incarcérations temporaires, des vies semi-clandestines en Algérie aboutissent en France à la recomposition des noyaux familiaux. L’auteur n’a bien sûr pas pu évaluer ce qui advint de la masse des « harkis » qui a pu se réinsérer dans une société algérienne en pleine recomposition sans subir de dommages, ou avec des dommages enfouis dans les mémoires.
Puis vient le corps du livre, basé sur des entretiens et conversations en France, au début des années 2000, essentiellement avec des descendant(e)s de harkis. Surtout pour les plus démunis (pauvres, peu qualifiés, peu ou pas alphabétisés, parfois non francophones pour les femmes) ont été « accueillis » ou « internés » dans des camps, qui souvent avaient précédemment logé des militaires, des réfugiés, des prisonniers. La durée du séjour dans un ou plusieurs camps successifs a été très variable, séjour souvent suivi d’une vie dans des « villages forestiers ». L’encadrement, plus ou moins utile socialement, a toujours été assuré par des « non harkis », qui avaient la double tâche de maintenir un ordre à part et d’intégrer à la vie française. Toute l’analyse anthropologique décrit et interprète, sur un demi-siècle, à partir du ressentiment qui se perpétue avec les discriminations, la double impossibilité pour les harkis d’être français et d’être algériens, en même temps que la francisation (en particulier à partir des années 1974 et des grandes protestations), et que le maintien d’un particularisme à base d’ « algérianité ». La part de ce qui est fusion au sein de la société française est évidemment le moins visible : dès 1965 on comptait 13000 chefs de famille « harkis » (soit avec leurs familles une population de 41 000 personnes) « reclassés » dans divers métiers, en majorité en ville. Pour les enfants de cette catégorie « reclassée » (qui n’a cessé de s’accroitre au fil des décennies), la scolarité a été bien plus génératrice d’intégration que pour ceux qui sont restés dans les « camps » et villages à part. L’auteur analyse toutes les formes de violence morale associées au statut de harki, en particulier dans le vécu des rapports entre générations, entre sexes aussi, avec le rôle majeur des filles à la recherche de ce qu’est leur père (ce qu’explorait largement Fatima Besnaci-Lancou).
L’auteur, pour conclure, se souvient « d’un monument à peine visible en retrait d’une route peu fréquentée qui longe le camp de Rivesaltes […]. Il consiste en trois stèles, l’une à côté de l’autre, chacune portant une plaque en bronze en mémoire des Espagnols, des Juifs et des harkis qui y ont été incarcérés […]. L’élimination du colonialisme et de ses retombées est peut-être [au prix de la vision de ce triple mémorial]. »
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