Migrants, de Guemar (Souf algérien) au Pont de Neuilly (Paris)
Si la colonne vertébrale de ce qui me passionne est le multilinguisme arabo/ berbéro/ français qui règne entre les deux rives, les migrants sont les inventeurs principaux de cette langue, même si on n’arrête pas de découvrir comment et pourquoi ce multilinguisme est un chemin pavé d’occasions perdues (voir http://alger-mexico-tunis.fr/?p=14 ce qui fut l' »édito de ce blog en mai 2012)
Sur ces migrants, après les deux expositions Paris en guerre d’Algérie http://alger-mexico-tunis.fr/?p=347 et Des Algériens en France pendant la guerre d’Algériehttp://alger-mexico-tunis.fr/?p=323, , il faut glaner : dans l’ « encyclopédie » [Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault , co-directeurs de Histoire de l’Algérie de la période coloniale, 1830- 1962, 2012, La découverte (Paris), et Barzakh, Alger], l’article de Emmanuel Blanchard met le doigt sur le fait le mieux dissimulé concernant la migration : parmi les pionniers de la migration en France, même si la double motivation économique (trouver un travail pour vivre et envoyer de l’argent à la famille pauvre) et politique (quitter le milieu où l’on est soumis au contrôle colonial) était essentielle, parallèlement existait un puissant mobile : échapper aussi aux contraintes de la communauté et de la famille, surtout si l’on est passé par l’apprentissage scolaire français qui fait de vous un individu. On peut aussi devenir un individu en passant par la vie militaire. On le devient plus tard en passant par le maquis… ou la harka qui vous donne un fusil.
Tous ces maghrébins qui découvrent qu’ils sont des individus le font plus facilement en émigration, malgré contrôles et racisme ambiant, parce que leur salaire est à eux, dans un pays où ils échappent au code de l’indigénat ou à ses séquelles, où ils peuvent se lier et parfois se marier à une femme « indigène » (je veux dire ici française, bien sûr) qu’ils ont choisi eux-mêmes, de même qu’est à eux le commerce qu’ils créent, fut-il fondé grâce à des solidarités qui le dépassent (café, hôtel, épicerie). Tant de couples de ce genre parmi les leaders historiques du nationalisme, parmi les cadres de la Fédération de France du FLN : la discipline peut y être féroce, mais elle est moins absolue que dans une Algérie où les moules sociaux et religieux se fissurent beaucoup plus lentement, en ville, au maquis ou dans l’armée des frontières.
Même s’ils ont logé dans les villes française moins de maghrébins que les hôtels garnis et autres taudis, les bidonvilles sont dans les mémoires les symboles de l’ancien temps de la migration, avant les tours de HLM. On y associe la « descente » vers Paris en Octobre 1961 de la grande manifestation organisée par la Fédération de France du FLN.
Brahim Benaïcha, Vivre au paradis, Paris, Desclée de Brouwer, 1992 [film 1998, existe en DVD 2012, voir ci-dessous] est à ce sujet le témoignage le plus proche du quotidien des familles. Brahim est né en 1951 à Ramrah de Gemar, Souf, future wilaya d’El Oued. Son père, dernier fils de la famille, va à Alger pour y exercer un commerce, puis part à Paris en 1955 ; en 1956 il travaille chez Citroën et loge dans le 15e art. Le grand père refuse qu’il fasse venir sa famille en France. Après la mort de ce dernier en 1959, puis la naissance en 1960 d’un petit frère, la famille migre. En 1958 Brahim, 7 ans, va à l’école de Guemar.
Avant le départ de la famille, vaccination à l’hôpital d’El Oued, démarches d’autorisation de départ, puis El Oued / Alger en avion, escale de plusieurs semaines à Alger et avion pour Paris, en Novembre 1960 installation au bidonville de Nanterre.
La chronique annuelle de Brahim va jusqu’en 1970, moment où il passe son BEPC et son CAP d’aide-comptable à 19 ans et où la famille est relogée dans un HLM (F5) à Ivry, après plusieurs faux espoirs, et à mesure que le bidonville est détruit. C’est l’année de la mort de De Gaulle, de Nasser. Selon Pierre Bataillon, Brahim est ensuite arrivé à un métier d’expert comptable, dans lequel il a eu des déboires parce qu’il avait pour client Bernard Tapie, quand celui-ci est saisi par la justice pour ses opérations frauduleuses.
Dès janvier 1961, Brahim est écolier, assez loin du logis. Il participe aux activités parascolaires encadrées par des jeunes français volontaires, avec dès l’été 1961 une colo (ces activités sociales fonctionnaient au bidonville depuis 1957). A l’automne 1961 Brahim est dans la nouvelle école récemment construite, à quelques minutes de chez lui.
En Octobre 1961 les agressions [de forces de l’ordre et harkis] pour bruler des baraques en bordure du bidonville conduisent les habitants à des tours de garde pour que les bulldozers ne viennent plus s’aventurer à proximité. Le 18 octobre « on [les responsables FLN] nous aligne le long du trottoir… nous allons manifester pour l’indépendance de notre pays… à pieds par La Défense jusqu’au pont de Neuilly… attaque à la mitraillette [par les forces de l’ordre]… durant notre absence les baraques ont été saccagées » (p. 56 – 58)
Novembre 1961, prise en charge temporaire des enfants Benaïcha par l’Assistance publique lors de l’accouchement de la mère ; pour les fêtes, les jouets donnés par le Comité d’entreprise de Citroën sont distribués en famille avant Noël car cette fête n’est pas célébrée par la famille. La présence de la cellule FLN dans le bidonville est une évidence, mais c’est externe à la vie familiale décrite, pas trace de militance.
1962 est l’année où l’électricité est disponible dans les baraques, avec un responsable local titulaire de l’abonnement EDF collectif, qui fait payer chaque foyer selon le nombre d’ampoules (bisbilles pour dissimuler des ampoules lors de la visite du responsable). 1963, à 12 ans, autre souvenir de colo en Vendée.
En 1998, le livre sert de colonne vertébrale au film du même nom, Vivre au paradis, réalisé par Bourlem Guerdjou. Film où l’opposition entre l’homme, macho, individualiste, tendu exclusivement vers la réussite financière qu’il doit à sa famille, est en contraste avec la femme, qui arrive directement du bled au bidonville, qui sort de sa chrysalide avec l’aide d’une copine politisée (jouée par l’actrice israélo-palestinienne Ronit El Kabetz, héroïne de La visite de la fanfare). Plus que dans le livre, où c’est le jeune garçon qui raconte surtout la vie quotidienne, la politique est présente dans le film, marquée par l’implacable répression de la police, mais aussi par l’emprise brutale d’un FLN entièrement consacré à la collecte de l’impôt révolutionnaire. Le bidonville, avec le leitmotiv de sa séparation d’avec la ville en pleine construction (il faut sans cesse traverser la voie ferrée) est un monde dur, mais aussi un espace de liberté : malgré la police, la famille peut, sur « sa » parcelle de fait où elle possède sa baraque, essayer de construire une pièce supplémentaire pour la vendre ou la louer.
Le film efface le « bled » d’origine presque complètement : de celui-ci les quelques images en début ont été tournées non pas au Souf algérien mais dans le sud tunisien. Image de ces chaussures que l’on quitte, et qui sont encore pleine de ce sable qui vient de là-bas.
Le DVD du film, sorti en 2012, contient en « bonus » le court métrage de Malek Bensmaïl (2010) Guerre secrète du FLN en France : un montage d’entrevues de personnages des deux bords. Côté MNA, entre autres la fille de Messali Hadj, côté FLN entre autres l’historien Mohamed Harbi. Une série de témoignages précieux, parce qu’ils montrent comment, en ces années, tuer son ennemi appartenait au quotidien de cette double guerre civile (entre MNA et FLN, entre Algériens et police ou armée française). Ils montrent aussi la fierté rétrospective de ces cadres de la Fédération de France du FLN, pour avoir été sur le territoire du colonisateur des piliers essentiels de la victoire contre celui-ci. En complément l’entrevue du réalisateur du film (Guerdjou) et celle de Benjamin Stora. Certains de ces témoignages video sont présents dans l’exposition de la Porte Dorée « 1954- 1962, Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie, évoquée en lien ci-dessus.
En complément, on peut lire, de Monique Hervo, Chronique du bidonville , Nanterre en guerre d’Algérie 1959- 62, Paris, Le seuil, 2001, préface de François Maspero. [Ce dernier signale que l’extension des zones interdites dans l’Algérie rurale et en corollaire l’expansion des camps de regroupement a intensifié la venue des familles auprès des travailleurs immigrants en France, ce que confirme M Hervo, qui évalue par ailleurs à ½ million les réfugiés algériens en territoires tunisien et marocain].
Ce livre est le journal d’une travailleuse sociale. Elle signale que dès 1959 l’Etat français met en place dans les bidonvilles un Service d’assistance technique, équivalent des SAS (en milieu rural) et des SAU (dans les villes) en Algérie : à la fois contrôle policier et assistance sociale. Elle décrit la pression policière au quotidien, qui s’intensifie à partir de juin 1961. Le bidonville est zone de non-droit, pour les autorités qui ne savent comment le contrôler, comme pour les habitants hantés par la peur de la destruction des baraques (par les harkis et la police), d’où l’organisation d’un service de gardes par des veilleurs. Parallèlement, le FLN fait exécuter un harki, fils d’une femme du bidonville [anecdote réutilisée par le « roman » de Lancelot Hamelin Le couvre feu d’octobre].
La répression policière s’exerce aussi contre les travailleurs marocains du bidonville, tabassés quand ils essaient d’en appeler à la protection de leur consul à Paris. Le 17 octobre, les militants du FLN qui mettent en route la manif vers le Pont de Neuilly vérifient que les troupes qui vont subir la répression n’ont pas d’armes. Trois jours après, elle décrit une manifestation de « plusieurs centaines » de femmes du bidonville de Nanterre, aux cris de « l’Algérie est à nous ».
La même Monique Hervo, avec M. Ange Charras, a publié en 1971 Bidonville, l’enlisement (Ed. Maspero, Cahiers Libres n° 219-220), qui résume quarante enquêtes (au magnétophone) concernant plus de marocains (Casablanca, Oujda) que d’Algériens (Kabylie, Khenchla, Tlemcen). Le livre signale 40 000 habitants en bidonville dans la région parisienne, au moment où la résorption bat son plein, mais où la « densification » exerce une pression maximale (construction dans les cours ou en empiétant sur les rues, adjonctions de roulottes et caravanes, essaimage depuis les bidonvilles détruits vers de petits terrains libres squattés).
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