Marcel Bataillon et le fait colonial en Algérie

Il n’est ni politologue, ni islamologue, mais professeur de littérature espagnole. C’est en 1937 un citoyen engagé à gauche, candidat (malheureux) aux élections du « Front populaire » du printemps 1936 à Alger.

(le présent texte est extrait du livre de Claude Bataillon « Marcel Bataillon, hispanisme et engagement, lettres carnets, textes retrouvés (1914-1967)« , Presses Universitaires du Mirail, 177 p., 2009)

Postérieurement, Marcel Bataillon interviendra en 1953 à propos de la politique française en Afrique du Nord de la France, au moment de crise marocaine quelques mois avant la « déposition » du Sultan). Il adhère au mouvement présidé par François Mauriac. https://coupdesoleilsud.fr/2022/03/25/guerre-dalgerie-vue-depuis-le-maroc-rememorer-les-481-de-1959/

Marcel Bataillon en 1932 (?) en cours à l’Université d’AlgerOn ne sait presque rien de l’engagement politique spécifiquement algérien de Marcel dans les années 1930 (il est à partir de 1929 et jusqu’en 1937 professeur d’espagnol à l’Université d’Alger).  Quelques fragments de lettres donnent des indications qui peuvent éclairer ce qui sera son grand article de 1937, reproduit ici.

On ne sait presque rien de l’engagement politique spécifiquement algérien de Marcel dans les années 1930 (il est à partir de 1929 et jusqu’en 1937 professeur d’espagnol à l’Université d’Alger).  Comme la quasi-totalité des participants de la gauche française, il est avant tout sensible aux inégalités sociales et politiques impliquées par le système colonial. Pour un pacifiste universaliste, le nationalisme est un mal absolu en France, ailleurs en Europe aussi. Comment eut-il admis qu’un nationalisme algérien puisse être légitimement porteur d’une solution au problème colonial ? Quelques fragments de lettres donnent des indications qui peuvent éclairer ce qui sera son grand article de 1937, reproduit ici.

De Marcel Bataillon à Jean Baruzi [philosophe, son confident le plus proche], 28-12-1935 : « Il n’est pas impossible que la chaire d’histoire coloniale soit briguée par le Recteur d’Alger [Georges Hardy, géographe et historien, ancien collaborateur de Lyautey]. Pourtant je le crois plus homme d’administration que savant, bien que ce soit un esprit qui cherche à comprendre. Il a fait récemment à l’Institut de Colonisation Comparée qu’il réunit tous les mois une communication qui était tout un programme de pédagogie coloniale. En bref il propose de faire porter l’effort sur la création d’écoles paysannes où l’on apprendra juste assez de français pour permettre d’acquérir des connaissances pratiques. Sans être partisan du système cher aux colons, fondé sur l’ignorance et l’obéissance passive, il s’accorde avec eux dans sa méfiance envers la politique d’assimilation des indigènes. Ces questions sont très angoissantes pour nous qui vivons en pays islamique à peu près totalement inassimilé. Il y a ici une élite indigène à laquelle on refuse l’assimilation politique et sociale dont elle serait certainement digne. La masse est maintenue dans un état de servage inacceptable et subit durement les effets de la crise économique après avoir, indiscutablement, eu son niveau de vie élevé pendant les années prospères. Il y a un mécontentement latent dont on ne viendra pas à bout par une aggravation des lois répressives. […]. Les intellectuels antifascistes d’Alger entrent en contact avec un groupe d’intellectuels indigènes pondérés et dignes dans leurs revendications. L’un d’eux doit nous faire un exposé dans dix jours. Je crois que ce sera intéressant. Nous avons beaucoup à apprendre de ces hommes, et ensuite, à faire l’éducation du public français de qui dépend la législation algérienne. Jusqu’ici l’opinion en ces matières est faite uniquement par le colon exploiteur et prépotent. »

On peut simplement penser que Marcel adhérait aux thèses du CVIA (Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, créé après les affrontements du 6 février 1934)  sur la situation en Algérie. Résumons le contenu de la brochure du CVIA, signée  Paul Rivet, Alain, Paul Langevin [et Marc Casati] La France face au problème colonial, (juste après les élections de 1936, donc avant le projet Blum-Violette pour l’Algérie) : on y souligne que les mandats de la Société des Nations sont une solution (L’Irak est devenue indépendant en 1922… avec un traité d’alliance en béton avec l’Angleterre). On demande principalement l’application de la loi française aux colonies, dans le domaine social, celui des libertés publiques et celui de l’administration; on insiste sur un développement de l’enseignement, avec comme corollaire en politique une ouverture des assemblées locales aux alphabétisés « en attendant une démocratisation du suffrage qui se ferait par étapes fixées à l’avance », mais ni citoyenneté par abandon du statut personnel, ni ouverture à une citoyenneté qui multiplierait les élus au parlement français; en fait c’est un chemin vers l’indépendance à terme par la formation et la promotion d’élites modernes par l’école française. Toute l’analyse ci-dessous du projet Blum- Violette montre Marcel Bataillon engagé dans ce qu’on appellera en 1955 la politique d’« assimilation », essentiellement par une politique de scolarisation synonyme de formation à la citoyenneté, aboutissant dans un futur aussi lointain que flou à une entité algérienne, ce qui pour un antinationaliste convaincu (pour la France comme ailleurs) n’est pas l’essentiel, contrairement à l’égalisation des conditions sociales et politiques grâce à une modernisation laïque.

 Marcel publie dans le bulletin du CVIA Vigilance, de février 1937, N° 48-49, p. 23-28, l’article ci-dessous intitulé :« Les indigènes algériens à la porte de la cité française ». En mars 1937, dans une lettre du 25 à Jean Baruzi, Marcel dit qu’il « ébauche une brochure de vulgarisation sur la question indigène en Algérie à l’intention du grand public de la métropole, qui ne voit cette question qu’à travers les préjugés et les intérêts colonialistes dont s’inspire la presse dite d’information » : document qui n’a sans doute jamais été publié et peut-être jamais rédigé complètement, et dont nous n’avons trouvé aucune trace. L’article ci-dessous a été republié in extenso dans mon livre Marcel Bataillon, hispanisme et engagement, lettres, carnets, textes retrouvés (1914-1967), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, collection hespérides- Espagne, 2009, 177p., préface de Augustin Redondo. Nous avons ici supprimé […] quelques passages trop axés sur la politique française de l’époque.

Les indigènes algériens à la porte de la cité française Par Marcel BATAILLON, Professeur à la Faculté des Lettres d’Alger, Membre du Bureau Central du C.V.I.A.

Les conservateurs et réactionnaires de tout poil ont coutume de hausser les épaules chaque fois qu’on parle des droits politiques des indigènes algériens : «  Ce n’est pas d’un bulletin de vote que ces malheureux ont besoin mais d’une amélioration de leur niveau de vie. Ne les empoisonnons pas avec votre politique ! »

Tout observateur impartial pensera, en effet, que le niveau de vie de la population indigène d’Algérie a terriblement besoin d’être relevé. D’autres « modérés » – ceux qui ne déblatèrent pas contre les méfaits de l’instruction chez les peuples colonisés – disent qu’il reste beaucoup à faire pour que l’instruction et l’éducation des indigènes les rendent assimilables à des « Français moyens » . Là encore, il s’agit d’une cruelle évidence. La France, après cent ans de politique algérienne, presque toujours orientée officiellement vers l’assimilation, reste très loin d’avoir accompli sa tâche d’éducatrice.

La section algéroise du C.V.I.A. n’entend négliger aucun aspect essentiel de ce triste état de choses. Elle prépare une brochure substantielle [qui n’a sans doute jamais vu le jour, voir ci-dessus] où sera présentée aux citoyens français la situation matérielle, juridique et morale des six millions de musulmans qui habitent les trois départements algériens. La question des droits politiques jusqu’ici refusés aux indigènes y sera étudiée comme un problème parmi d’autres.

Mais par le projet gouvernemental qui prévoit l’accession d’environ 20.000 musulmans aux droits civiques, ce problème se trouve posé dès maintenant, avant tous les autres. Était-il le plus urgent à résoudre ? La question n’a pas grand sens. Tous les problèmes nous pressent ensemble. Tous sont premiers en quelque façon, et aucun ne peut être pleinement résolu d’emblée. Au reste, si les indigènes les plus évolués aspirent à être traités en citoyens, ce n’est point par une sorte de fétichisme du bulletin de vote : c’est qu’ils y voient un moyen de mieux faire respecter leur droit élémentaire à 1a vie et à la dignité d’hommes.

Est-ce une atrocité du Front populaire ?

A lire notre grande presse, toute au service des défenseurs avoués ou honteux du statu quo, on croirait que le problème a été inventé de toutes pièces par le Front populaire au pouvoir, pour le plaisir sadique de multiplier l’agitation et d’ébranler la « souveraineté française » en Afrique du Nord. C’est M. Viollette (mais il faut avoir vécu en Algérie pour savoir à quel point M. Viollette est la bête noire des colons, de la haute administration et des français « bien-pensants », à quel point, en revanche, son nom est respecté dans les milieux indigènes depuis son passage au gouvernement général), donc, c’est M. Viollette, qui, avec une sorte de frénésie dans l’abandon des prérogatives françaises, aurait « offert cent francs aux arabes qui demandaient cent sous ». Cette belle formule est de l’abbé Lambert, maire d’Oran, choryphée des maires d’Oranie, leader du congrès des maires d’Algérie, mobilisés contre le projet Viollette. Nous reviendrons sur cette mobilisation savante, sur les prophéties et les préparatifs de guerre civile qui l’accompagnent. Notons seulement que l’abbé Lambert, naguère stigmatisé par les « nationaux » comme étant à Oran le fourrier du marxisme international, a trouvé son chemin de Damas aux dernières élections législatives, et est aujourd’hui le plus fougueux porte-parole des « nationaux » d’Algérie qui partent en croisade contre le Front populaire.

Il est leur interprète quand il crie que le projet Viollette a pour lui tous les « antifrançais » laissant ainsi dangereusement entendre qu’il range sons la même étiquette infâmante tous les intellectuels indigènes, tous les élus indigènes des assemblées locales, actuellement unanimes à approuver le projet Viollette.

Mais avant d’examiner la situation actuelle dominée par ce redoutable antagonisme, un peu d’histoire est nécessaire.

Avant la victoire du Front populaire

 Avant mai 1936, le problème semblait en profond sommeil. On savait bien que quelque part dormait un projet Viollette, déposé en 1930 à l’occasion du Centenaire, et tendant à donner les droits de citoyen à quelques catégories d’indigènes d’ailleurs parcimonieusement restreintes. Mais la grande hardiesse du projet Viollette consistait en ce que les 15 ou 20 000 citoyens nouveaux qu’il voulait accueillir devaient entrer dans la cité française sans abandonner leur statut personnel musulman.

Un autre projet, élaboré par M. Guernut, faisait en sorte que les indigènes musulmans puissent participer à la vie politique sur le plan national sans être fondus dans la collectivité politique française (comme ils y participent depuis la loi de 1919 sur le plan local). Les mêmes collèges électoraux restreints qui élisent les représentants musulmans aux conseils municipaux et aux délégations financières auraient élu également un député par département algérien. Mais leurs élus au Palais-Bourbon, n’auraient pu être que des hommes jouissant personnellement de la qualité de citoyen français. Donc, en face d’un projet agrégeant 15 à 20.000 musulmans à la masse des citoyens français, un projet accordant à un collège électoral indigène distinct du collège électoral français, et d’ailleurs assez restreint, une représentation parlementaire.

Enfin il faut mentionner un projet Cuttoli apparenté au projet Viollette en ce qu’il reconnaît la qualité de citoyens à une élite de gradués, d’instituteurs et de professeurs d’E.P.S. – 2 à 3 000 individus peut-être, pris dans le milieu où se produisent le plus d’accessions volontaires à la citoyenneté -, mais avec cette différence que l’accession automatique est réservée aux monogames et aux célibataires, autrement dit, considérée comme incompatible avec le statut personnel musulman qui permet la polygamie.

Ces trois projets gardaient le caractère académique de possibilités vagues et lointaines. La dernière fois que la question des droits civiques des indigènes avait été évoquée au Parlement, ç’avait été au Sénat, au printemps de 1935, à l’occasion d’une interpellation de M. Viollette. M. Régnier, ministre de l’intérieur, était venu tout exprès en Algérie pour savoir quoi lui répondre. Dûment stylé par le gouverneur Carde et par les gros bonnets du colonialisme algérien, il joignit sa voix à celle des Roux-Freissineng et autres conservateurs du système colonial. Selon lui les indigènes désireux de devenir citoyens français de plein exercice n’avaient qu’à le demander individuellement, conformément à la loi de 1919, en renonçant pour cela à leur statut personnel musulman, celui-ci étant incompatible avec le droit français. Au reste, l’Algérie se souciait peu de voir augmenter le nombre des citoyens participant à la vie politique nationale. Elle avait besoin de « travailler tranquille », d’être défendue contre les agitateurs « antifrançais » qui font prendre conscience de leurs misères aux masses musulmanes… Le décret Régnier devait pourvoir à cette tranquillité.

Telle était encore la doctrine officielle de nos gouvernants quand, un an après, fut élue la nouvelle Chambre.

Après la victoire du Front populaire

 La nouvelle majorité n’était liée par aucun engagement électoral concernant la question indigène. Le programme du Rassemblement populaire était muet à ce sujet. Au grand scandale des indigènes, soucieux de voir améliorer leur sort, et qui pensaient qu’un certain nombre de leurs revendications essentielles devaient  être déjà connues et approuvées des partis de Front populaire, le programme prévoyait tout juste « l’envoi d’une commission d’enquête » en Afrique du Nord. Au cours de la campagne électorale, certains candidats, particulièrement communistes, réclamèrent la fin des régimes d’exception qui permettent, en particulier, la  déportation arbitraire des indigènes par mesure administrative ; mais la question de l’accession aux droits civiques ne fut abordée que par de rarissimes candi­dats, étrangers aux partis, et qui ne furent pas élus.

Pourtant la victoire du Front populaire en France, l’élection de trois députés de Front populaire en Algé­rie (2 à Alger, 1 à Oran) ne pouvait manquer de faire naître chez les indigènes musulmans une grande espé­rance. La République réaffirmait les principes démocratiques sur lesquels elle était fondée. Si l’égalité n’était pas expressément rappelée par la triple formule, Pain, Liberté et Paix, elle était sous-entendue. La démocratie ne pouvait, sans se renier elle-même, refuser ses garanties et ses bienfaits aux six millions d’indigènes algériens. On annonçait la libération symbolique de Ben Ali Boukort, militant communiste déporté dans le Sud. Et, moins d’une semaine après le deuxième tour, L’Écho d’Alger, quotidien « de gauche » appartenant au sénateur Duroux, richissime minotier algérien, ouvrait dans ses colonnes un « référendum » ou plutôt une consultation publique parmi les indigènes sur la question de leur représentation au Parlement. Rien ne permet de croire que le journal obéit simplement à la préoccupa­tion commerciale de vendre son papier aux indigènes. Il prétendait ouvrir les voies à une réforme nécessaire : Son « référendum » portait sur un projet dont le sénateur Duroux  annonçait le dépôt, et qui rééditait le projet Guernut sous une forme un peu plus sensationnelle. A vrai dire ce projet n’a jamais été publié en une rédaction précise et définitive. Mais il s’agissait d’appeler sans délai les indigènes algériens déjà électeurs en vertu de la  loi de 1919, à se réunir dans leurs collèges distincts pour élire autant de députés et de sénateurs qu’en élisent déjà les électeurs citoyens français des trois départements. Pour être plus sûr, apparemment, de donner aux musulmans d’Algérie une représentation à leur image, le projet prévoyait que seuls les «  indigènes 100% » seraient éligibles : ce qui était exclure à la fois les Français de naissance et les ci­toyens français d’origine indigène, tous éligibles, pourtant comme représentants des indigènes dans les as­semblées locales. Pour ces députés et ces sénateurs, sans doute, on aurait fait fléchir la règle inflexible qui parque les « indigènes 100% » à la porte de la cité française.

 Le congrès musulman

 Si le sénateur Duroux et l’Écho avaient espéré provo­quer chez les indigènes un grand mouvement d’enthou­siasme pour ce mode de représentation, ils furent sans doute déçus. Ils recueillirent, certes, de nombreuses adhésions de politesse ; on leur fut même reconnaissant, n’en doutons pas, d’avoir posé le problème devant l’opinion. Mais leur solution fut écartée, avec un ensemble significatif, par les porte-paroles les plus autorisés du monde indigène. Les réponses concordantes des éléments les plus éclairés et les plus réfléchis, pouvaient se résumer ainsi : « Nous ne sommes pas séduits par cette perspective d’avoir tout de suite ce grand nombre de représentants à nous. Notre idéal est l’assimilation, l’entrée sur pied d’égalité dans la famille française. Nous repoussons une mesure improvisée qui consacrerait pour longtemps, peut-être pour toujours, la séparation de l’Algérie en deux sociétés hétérogènes, la société autochtone et la plus nombreuse étant traitée en parente pauvre. Nous avons attendu jusqu’à main­tenant l’heure de la justice. Nous pouvons l’attendre encore, mais seule la justice peut nous satisfaire ».

Cette façon de penser (avec toutes les variantes qu’on peut imaginer entre cette patience musulmane et l’im­patience révolutionnaire) cristallisa d’une façon étonnante dans la population indigène au cours du mois de mai. Elle s’affirma de la façon la plus solennelle au Congrès musulman tenu à Alger le 7 juin par environ 5.000 délégués venus de tout le territoire algérien, et qui se pressaient dans l’immense salle du Cinéma Majestic. Dans un élan civique dont l’histoire de l’Algérie n’offrait pas d’exemple, ces hommes réalisèrent un accord à peu près unanime sur une charte de revendications qui, en matière politique, se résumaient dans la formule suivante :

« Le Congrès estime que la seule politique musulmane possible en Algérie consiste dans l’octroi de tous les droits de cité aux Algériens musulmans avec la conservation de leur statut personnel. Il opte pour la représentation parlementaire unique avec collège électoral universel commun et maintien du statut. »

Depuis, le Comité exécutif du Congrès musulman a  pu donner le regrettable spectacle de dissensions portant sur des questions de personnes. Les indigènes algériens, hélas, n’en ont pas le monopole. Et la Direc­tion des Affaires indigènes [au Gouvernement général de l’Algérie] applique à merveille, prenant appui sur une longue tradition, la règle Diviser pour régner. Mais on ne peut pas dire que l’idéal affirmé par le Congrès, exposé au gouvernement Blum par plusieurs délégations successives, ait été remis en question par ces querelles de tendances. Et quoi de plus compréhensible ? Le nationalisme séparatiste n’existant pas ici, étant tout au plus un spectre agité de loin en loin par la presse du colonialisme « à poigne » pour justifier sa politique d’oppression, la seule voie de l’émancipation pour les indigènes d’Algérie est l’intégration dans une démocratie française assez large et généreuse pour leur faire justice.

Le projet gouvernemental

C’est en présence de ce mouvement d’une indiscutable netteté, et, on peut le croire, non sans avoir entendu le gouverneur général de l’Algérie, que le gouvernement de Front populaire a décidé de marquer un premier pas vers l’intégration des musulmans algériens dans la communauté politique française. M. Viollette, appartenant au ministère, a été très naturellement chargé de rédiger un projet de loi, et, très naturellement encore, il a pris pour base son projet de 1930, puisque, sans aller bien loin, ce projet allait dans le sens indiqué par l’opinion musulmane. Le texte définitif paraît dans les journaux d’Alger le jour-même où j’écris ceci. Les nouveaux citoyens seraient :

1° D’anciens militaires de métier ayant quitté l’armée avec grade d’officier ou de sous-officier… supérieur (sergent-chef au moins). Pour les sous-officiers, on exige 15 ans de services et le certificat de bonne conduite.

2° Des diplômés : diplômés des facultés, bacheliers ou titulaires du diplôme de fin d’études secondaires, diplômés des medersas, anciens élèves des grandes écoles et des écoles nationales de commerce, d’agriculture et d’industrie ; les titulaires du brevet supérieur et du brevet élémentaire.

3° Les fonctionnaires recrutés au concours.

4 ° Les élus indigènes des assemblées où les musulmans ont une représentation à côté des « européens » (Délégations financières, Conseils municipaux, Chambres de commerce et d’agriculture) – et les présidents des djemaas des communes-mixtes non soumises au régime municipal français. Encore faut-il que ceux-ci, de même que les délégués financiers et les conseillers municipaux, l’aient été pendant la durée d’un mandat.

5° Les bachaghas, aghas et caïds (administrateurs indigènes des communes mixtes et des territoires militaires) ayant été en fonctions 4 ans au moins.

6° Les décorés de la Légion d’honneur (à partir du grade de commandeur pour les décorés à titre civil).

7° Une élite de commerçants, d’industriels et d’artisans désignée par le Conseil de la Région économique d’Algérie, à raison de 200 par département la première année et 50 chacune des années qui suivront.

8° Une élite d’agriculteurs désignée (sur la même base numérique) par les chambres d’agriculture des trois départements.

9° Quelques représentants du monde ouvrier, soit titulaires de la médaille du travail soit secrétaires de syndicat régulièrement constitué… ayant exercé pendant dix ans leur mandat syndical.

Ce texte n’apporte aucune surprise grave. Il correspond bien à ce qui avait été officieusement divulgué. Il n’est donc pas probable qu’il modifie les réactions que la première annonce du projet a suscitées depuis trois semaines.

Pour le projet

 Ces réactions sont très nettes. Du côté indigène l’opinion manifestée par la presse de défense des intérêts indigènes, ou par les élus aux assemblées 1ocales, est unanimement favorable au projet gouvernemental. Du côté « européen », dans les partis et organisations adhérant sans réserve au Front populaire, même unanimité. Cela ne signifie pas que tous voient dans ce projet une solution satisfaisante ou définitive du problème. Le Congrès musulman avait fixé nettement comme but final le suffrage universel. Réunie le 17 janvier sous la présidence du Dr Bachir, sa conférence interdépartementale a salué le projet Viollette comme un « geste de fraternelle compréhension », et elle a déclaré entre autres choses :

« La masse indigène veut, elle aussi, l’assimilation progressive. Elle sait que les bénéficiaires du projet Viollette travailleront efficacement pour que l’instruction se répande, pour que la diffusion de la culture permette à des fractions sans cesse élargies de s’intégrer dans la communauté française et d’accéder successivement au droit complet du citoyen.

« Elle sait surtout qu’elle n’a rien à attendre de la création d’un collège électoral spécifiquement indigène dont la volonté serait toujours dédaignée et les représentants éternellement impuissants.

« Elle n’ignore pas que 20.000 bulletins de vote auront plus de poids dans le collège français que 200 000 dans le collège indigène.

« Sans doute, nous aurions souhaité, nous aussi, que le texte soumis au Parlement soit moins restrictif et octroie la citoyenneté française à tous les indigènes que l’école française a formés et qu’el1e a préparés à la vie civique. Mais nous faisons confiance à la France et à la démocratie, nous espérons qu’elles élargiront les cadres trop étroits et qu’elles rendront justice à toutes les bonnes volontés méconnues. Pour le moment, nous prenons acte avec une satisfaction immense de l’affirmation d’un principe nouveau. »

Ces lignes semblent exprimer excellemment l’opinion indigène moyenne devant le projet : «  Premier pas dans le sens de nos vœux ».

Quant aux partis « européens » du Front populaire, il y a lieu de noter que la Conférence nationale du Parti communiste, par la voix de Ben Ali Boukort, vient de donner à nouveau sa pleine approbation au projet Viollette ; mais que, « en soutenant le projet Viollette, le Parti communiste ne perd pas de vue son but final qui est d’instituer un régime soviétique en Algérie ».

Contre le projet

Avec une netteté non moindre, tout ce qui se dit « national » en Algérie s’insurge contre le projet Viollette. Nous passerons en revue les arguments des « nationaux ». Nous chercherons leurs raisons inavouées. Disons tout de suite que ce sont des intérêts économiques qui sont à la base du fragile édifice couronné par le prestige français. Ceci nous explique pourquoi s’agrègent présentement aux « nationaux » certains élus se recom­mandant du Front populaire juste autant qu’il faut pour piper ses voix. Tel le député Guastavino qui représente beaucoup de petites gens n’ayant d’autre intérêt que la justice pour tous, mais qui représente aussi les intérêts des colons, et qui est venu faire le « député de Front populaire » à la récente séance que l’Institut colonial (présidé par l’amiral Lacaze) a consacré au projet Viollette. On peut en dire autant de certains maires qui se sont dits Front populaire pour mieux faire  apprécier leur accord avec les fascistes au Congrès de la Fédération des maires d’Algérie.[…] C’est dans l’ordre.

Le projet Viollette, créant une catégorie d’électeurs privilégiés, est âprement combattu au nom de l’idéal démocratique par des démocrates douteux et des antidémocrates avérés, c’est encore dans l’ordre.

Du reste, il vaut la peine de noter que les colonialistes manquent généralement de courage pour défendre le statu quo. Dans une très significative consultation qu’ils ont instituée à leur session d’automne, les conseils généraux n’étaient pas arrivés à dégager une majorité trouvant l’état de choses actuel acceptable. Mais ils n’en avaient pas dégagé davantage en faveur d’un système défini de réforme.

Actuellement, réactionnaires et conservateurs se piquent au jeu des contre-projets permettant aux indigènes d’élire des députés – au besoin beaucoup de députés – dans un collège électoral distinct. […] L’un de ces contre-projets, signé Saurin, a recueilli la fougueuse adhésion de l’abbé Lambert et des maires fascistes d’Oranie. Qu’est-ce qu’il leur en coûte, puisqu’ils savent que ces projets de représentation distincte des indigènes, allant contre le vœu unanimement exprimé par les indigènes, n’ont aucune chance de succès ?

Pourtant, en face de ce bluff, on aime l’honnêteté de M. Abbo, président de la Fédération des maires d’Algérie, qui, après avoir fait une critique serrée du projet Saurin, demandait au Congrès des maires : « Sincèrement, souhaitons-nous une représentation parlementaire indigène ? L’opinion que jusqu’ici certains d’entre nous ont formulée ne serait-elle pas simplement un pis-aller ? Pourquoi manquerions-nous de franchise ? »

Ces questions constituent une parfaite mise au point. Elles dispensent d’examiner plus à fond les contre-projets qui ont récemment surgi, et qui ne sont sûrement pas les derniers.

 L’épouvantail du « statut personnel »

 Mais, oubliant le caractère trouble des réactions sus­citées par le projet Viollette, il faut dégager les raisons qui ont été invoquées contre lui, et par lesquelles on tentera d’anesthésier le Parlement comme on a anesthésié le Sénat il y a deux ans après le voyage de M. Régnier en Algérie.

Les plus redoutables de ces raisons, étant donné la force des arguments juridiques en France, sont celles qu’on tire du statut personnel musulman, complètement hétérogène à notre droit français.

Qu’est-ce que ce statut ? Ce sont les règles de droit civil tirées du Coran et sur lesquelles se règle la vie musulmane. On met particulièrement en relief la polygamie, la rupture du mariage par répudiation pure et simple, le régime successoral qui désavantage les femmes. Comment, dit-on, accorder des droits politiques à des hommes qui restent attachés à un régime en contradiction avec notre idéal laïque du droit, avec notre idéal démocratique et humain d’émancipation de la femme ? Et comment admettre que ces hommes, s’ils sont citoyens, donc électeurs et éligibles, puissent légiférer sur la famille française ou le régime successoral français ? C’était cet argument qui inspirait, évidemment, dans le projet Guernut, la clause de non-éligibilité des musulmans « non naturalisés ».

Pourquoi, disent encore quelques uns, ne pas s’en tenir à la loi de 1919 qui permet aux indigènes d’accéder individuellement à la citoyenneté, s’ils la désirent, par une renonciation volontaire au statut personnel musulman ? Oui pourquoi? […] La triste vérité est que, si l’on n’ose plus guère invoquer cette loi, c’est qu’elle a fait faillite. Les demandes de « naturalisation » ou, pour parler plus juridiquement, d’accession à la qualité de citoyen français, ont été systématiquement entravées par la haute administration. Récemment encore des demandes d’indigènes anciens combattants étaient, arrêtées pour « cause d’indignité », sans qu’on daignât expliquer en quoi cette indignité consistait. C’était un prétexte, mais hélas, légalement valable, D’autre part, l’administration s’obstine encore à l’heure actuelle à traiter les citoyens français « d’origine indigène » comme formant une catégorie à part n’ayant pas tout à fait les mêmes droits que les autres : s’ils sont fonctionnaires, ils n’ont pas droit aux mêmes indemnités. Mais d’autre part, la faillite de la loi de 1919 tient aussi à une résistance du sentiment musulman, qui a considéré la renonciation volontaire au statut personnel coranique comme une sorte d’apostasie. Le résultat de toutes ces causes a été que très peu d’indigènes sont devenus citoyens en vertu de la loi de 1919, et que, un courant s’étant formé pour l’octroi des droits politiques sans renonciation au statut, il est absolument impossible de créer un courant contraire en faveur d’une vieille loi qui n’a rencontré qu’hostilité de toutes parts.

Mais enfin, disent les adversaires du projet Viollette, dans quelle situation vont se trouver les citoyens qui ont dû, pour le devenir, renoncer il leur statut personnel, en face des citoyens qui reçoivent la plénitude des droits politiques sans faire aucun sacrifice en contrepartie ? Les citoyens d’origine indigène ont déjà répondu en approuvant publiquement le projet Viollette. Il convient d’ajouter que la plupart d’entre eux, sinon tous, sont assez détachés de l’Islam, et que tous sont assez francisés pour que l’abandon du statut n’ait pas été pour eux un sacrifice. De plus la qualité de citoyen français qu’ils possèdent est acquise pour eux, leur famille, leurs enfants, tandis que les droits politiques octroyés par le projet Viollette sont strictement personnels.

Il apparaîtra même certainement, à la discussion du projet, qu’il comporte une lacune. Beaucoup d’indigènes s’abstenaient de demander la citoyenneté moins par attachement religieux au statut que parce qu’il leur fallait la demander en s’exposant à des refus injurieux, et en faisant figure d’apostats. Si on leur donne d’autorité les droits politiques des citoyens il est inadmissible qu’on ne leur donne pas la faculté d’opter, par une simple déclaration dégagée de formalités, pour le statut civil français, la famille fondée par eux étant dès lors soumise au droit français et définitivement incorporée à la communauté française. A cette condition seulement la nouvelle loi servira la cause de l’assimilation à laquelle elle tend.

Certains, parmi les indigènes, iraient plus loin et concevraient que la même loi qui crée de nouveaux citoyens sans s’arrêter à leur statut personnel, annulât pour eux, d’autorité, le statut personnel, ou plutôt ce qu’il en reste. En pratique, la polygamie n’existe plus que dans les campagnes. Et, de la part des pouvoirs publics, le statut a subi de si graves atteintes ! Les musulmans, sans être citoyens, paient l’impôt et doivent le service militaire ; et ils peuvent, ce qui est une cruelle atteinte à la lettre du Coran et à son esprit, être appelés à porter les armes contre d’autres musulmans. Ils l’acceptent. Ils accepteraient, disent certains, qu’on leur interdît la polygamie, la répudiation et le partage inégal des successions.

Pourtant, il faut tenir compte du courant très fort qui s’est créé pour l’accession aux droits politiques dans le statut, courant auquel se joignent un peu paradoxalement les émancipateurs communistes, mais qu’on aurait grand tort d’interpréter, dans l’ensemble, comme un refus d’assimilation. En 1870, il est vrai, le décret Crémieux, qui donnait la citoyenneté aux indigènes israélites d’Algérie, les a du même coup fait rentrer sous la loi française à l’exclusion des prescriptions contraires du droit rabbinique. On observe que les cercles religieux israélites avaient devancé le décret en prêchant l’assimilation et que celle-ci s’est faite malgré les efforts absurdes de l’antisémitisme. Dans le cas présent, la suppression autoritaire du statut est contre-indiquée parce qu’elle irait contre l’opinion dominante ; et d’ailleurs la persuasion et l’accueil fraternel seraient au moins aussi efficaces pour réaliser l’assimilation progressive.

Mais, en attendant?, objectent les gardiens du Droit, va-t-on créer une nouvelle catégorie de citoyens non soumis aux mêmes lois que les autres? D’éminents juristes ont déjà répondu que l’égalité des droits politiques ne suppose pas nécessairement l’identité du statut personnel. L’Albanie, avec sa population musulmane, a déjà offert un exemple de citoyens civilement hétérogènes et politiquement égaux. D’autre part l’exposé des motifs du projet Viollette rappelle opportunément que, depuis la loi du 29 septembre 1916, les Sénégalais des communes de plein exercice sont électeurs en même temps que soldats, tout en conservant leur statut de droit privé. M. Galandou Diouf, polygame, a pu être élu par eux sans qu’on se soit ému de ce scandale juridique.

Les objections strictement juridiques tirées du statut ne tiennent donc pas : «Une plaisanterie ! » aurait dit un jour M. Viollette. Disons : un prétexte.

J’attache beaucoup plus d’importance, pour ma part, à l’objection morale tirée de l’esprit de ce statut. Il est bien vrai que le statut musulman de la femme répugne à nos conceptions occidentales et que nous pourrions légitimement souhaiter que les indigènes collaborent au rapprochement par un abandon volontaire de ce statut. L’exposé des motifs aurait même pu, sans heurter le moins du monde la foi musulmane, rappeler l’idéal laïque de la société française, et exprimer le vœu que la société musulmane, guidée par ses chefs religieux, soustraie de plus en plus les actes de la vie civile à l’emprise des traditions religieuses, ainsi qu’il arrive dans les pays musulmans les plus progressifs, en Égypte et en Turquie .

Les arguments de la peur et les prophéties catastrophiques

 Le statut est un épouvantail avec lequel on espère faire peur aux Français de France, tout en sachant qu’il n’est pas redoutable. D’autres arguments sont inspirés par une peur que les « nationaux » ressentent ou simulent à des degrés divers selon qu’ils sont plus ou moins capables de réflexion froide. Ils montrent un avenir menaçant, gros de dangers « nationaux » comme eux, et, comme il arrive souvent aux prophètes de malheur (songeons aux fauteurs de guerre), ils contribuent activement à créer les dangers qu’ils prophétisent.

La grande peur manifestée par les maires réunis sous la présidence de M. Abbo, c’est de voir les Français noyés à brève échéance par l’élément indigène dans les collèges électoraux et supplantés par eux dans la direction des affaires de l’Algérie. M. Rozès, maire d’Alger, souhaitant la bienvenue au ministre de la Marine au nom de la ville entière – indigènes compris – a eu l’incorrection d’exprimer son alarme à la pensée que les Français pourraient perdre dans ce pays leur rôle tutélaire et directeur. A quoi M. Gasnier-Duparc a répondu : « Il n’est pas venu à l’esprit du gouvernement de leur enlever leur autorité. Ce que nous voulons c’est que s’établisse ici comme partout une très grande justice ».

Pour nous en tenir à la réforme actuellement projetée, l’exposé des motifs évalue le nombre des bénéficiaires à 2 000 pour chacune des circonscriptions, « sauf à Alger où le nombre des électeurs nouveaux pourrait atteindre 3 000 ». Interprétons cette phrase largement, comme prévoyant le chiffre de 3 000 dans chacune des deux circonscriptions résultant de la division récente de l’ancienne circonscription d’Alger. Nous arrivons, pour les dix circonscriptions, au total de 22 000 unités s’ajoutant aux 200 000 citoyens votant précédemment. Donc par une addition qui est de l’ordre de 1/10, l’élément français serait noyé, et le prestige français en péril, selon l’abbé Lambert ? Oublie-t-il qu’il s’agit d’appeler les indigènes aux droits politiques dans la mesure où ils sont Français ?, et que beaucoup de ceux qui attendent encore ces droits n’auraient pas de peine à en remontrer, par leur culture française et leurs sentiments français, à tels colons d’Oranie, naturalisés de fraîche date, qui prêtent actuellement leurs capitaux à Franco en prenant des hypothèques sur les terres du Maroc espagnol ?

Il y a une autre noyade dont la pensée fait souvent frissonner les colonialistes français. Leur mauvaise conscience fait ce rêve – ce cauchemar – d’un soulèvement national « jetant les Français à la mer ». Mais heureusement pour eux, le nationalisme antifrançais n’existe pas en Algérie. Il n’est un danger possible que dans la mesure où leur aveuglement s’opposerait au désir d’assimilation et de justice qui anime l’immense majorité du peuple algérien.

Mais quand les élus « nationaux » dégagent leur responsabilité en présence de l’aventureux projet Viollette, ils prophétisent aussi des troubles, et en particulier de sanglants conflits de races qui surgiraient à coup sur à l’occasion des consultations électorales. Qu’est-ce à dire ? Parce qu’une loi mettrait fin (partiellement) à l’inégalité créée entre indigènes israélites et indigènes musulmans par le décret Crémieux, la paix des races serait en péril ? Verrait-on des massacres d’arabes par les juifs, ou de juifs par les arabes ? 0n se le demande, quand on voit en toute occasion les élites juive et arabe fraterniser, et les notables israélites affirmer leur solidarité morale avec les revendications musulmanes. N’est-il pas plutôt croyable que cet apport d’électeurs musulmans choisis relèvera le ton de la politique algérienne, où les « européens » d’origine française ou espagnole ne brillent pas toujours par l’aménité ni par la douceur?

La vérité est que l’antisémitisme, passion obscure dont les explosions ont tant nui à l’unification morale de l’Algérie, est fomenté surtout par les « nationaux » dont beaucoup sont des « néo-français » d’origine espagnole, et dont la fierté d’être Français se manifeste volontiers par des altitudes odieuses à l’égard des musulmans et des juifs. On a vu ici au printemps dernier certain tract dont l’antisémitisme s’exprimait en formules traduites des racistes allemands, et que le chef des Croix de feu d’Algérie a dû reconnaître comme l’œuvre de Croix de feu … évidemment mal inspirés et agissant de leur propre initiative. D’où vient un autre tract que publie La Défense du 8 janvier et qui, diffusé en arabe à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, constitue un appel non déguisé à la guerre civile ?

La première phrase est : « Musulmans ! n’oubliez pas que le juif est votre ennemi héréditaire » … La dernière : « Ouvrez l’œil et le bon ! Ne vous laissez pas amadouer par le Front populaire dont le chef est un juif  [Léon Blum]». Ce tract est, hélas! dans la plus triste tradition des «nationaux » antisémites qui divisent musulmans et juifs pour mieux régner sur le pays. Mais il éclaire singulièrement la situation et constitue le plus éloquent commentaire des vaticinations « nationales ». Ces troubles que les « nationaux » prophétisent, ils les provoquent, pour plus de sûreté. C’est un genre d’arguments que le gouvernement n’a pas à réfuter, mais à punir. Au lieu de main­tenir en vigueur le décret Régnier visant d’hypothétiques menées contre la « souveraineté française », il serait urgent de voter une loi réprimant avec la dernière sévérité toute propagande attisant la haine entre races.

Le fond de la question

 Le fond de la question est économique. En dehors des scrupules juridiques et des craintes sincères ou simulées que l’on manifeste pour le « prestige français » ou la paix de l’Algérie, les adversaires du projet Viollette, éprouvent une crainte plus difficile à avouer tout haut, mais qui n’est pas la moins forte : celle de voir leur situation privilégiée mise en péril par l’évolution démocratique du pays. Cette peur, ils 1’ont ressentie sous une forme plus accablante en juin dernier lors des grèves, lors du mouvement qui a porté des masses de travailleurs jusqu’alors sans défense, à lutter dans les syndicats pour l’amélioration de leur sort. Le grand dan­ger du projet Viollette, aux yeux des colonialistes, c’est d’amorcer sans le dire une évolution qui effacera peu à peu la distance entre colonisateurs et colonisés. Il n’est pas douteux que la pensée démocratique dont il s’inspire – combien timidement, et comme honteusement ! – est incompatible avec le système colonial. Il faut que le colonialisme meure pour que la démocratie vive. Et la démocratie, ici comme ailleurs, sera sociale et économique si elle ne doit pas être un vain mot. Gageons que la phrase du projet Viollette jugée la plus scandaleuse par ses adversaires est la petite phrase qui crée d’hypothétiques citoyens, dans un avenir lointain encore, en reconnaissance de services rendus dans le cadre syndical. Quand on songe qu’il y a peu de mois encore des indigènes auraient été purement et simplement déportés pour avoir exercé une action syndicale un peu trop voyante !…

Conclusion

Le Parlement aura à juger le projet Viollette. Espérons qu’il fera bon marché des objections juridiques de ses adversaires, et que, informé par le prochain voyage de la sous-commission des colonies sur la situation réelle de l’Algérie, sur l’inexistence du nationalisme séparatiste, sur la nature des périls qui menacent la paix des races, il se demandera seulement si cette réforme satisfait à la fois l’esprit démocratique de notre régime et les aspirations du pays auquel elle s’applique. Par une rare bonne fortune, le projet est approuvé d’avance par l’ensemble de la population dont il favorise une minorité. Les législateurs pourront en accentuer la signification démocratique, en faire plus explicitement un instrument d’assimilation et de rapprochement entre les Algériens de toute origine. Mais ils doivent savoir dès maintenant que nulle réforme ne sera populaire si elle consacre la séparation entre colonisateurs et colonisés. Il ne faut pas renouveler l’erreur de la loi de 1919, qui, âprement combattue par les bons « Français » d’Algérie, a été mal reçue par les indigènes. Le projet Viollette est là, imparfait, mais salué avec sympathie. Repoussé, il laisserait le souvenir d’une grave déception. Voté, il constituera une grande satisfaction morale. Il n’aura rien résolu, mais il aura contribué à créer l’atmosphère propice à une transformation démocratique de l’Algérie. Alors le vrai travail devra commencer.

Alger, 23 janvier (1937)

On sait en fait que ce projet de loi n’est jamais venu en discussion à la Chambre des députés. Le gouvernement du Front Populaire avait d’autres urgences et les risques de division sur ce sujet étaient trop lourds

Sur le thème de l’éducation au Maghreb, voir http://alger-mexico-tunis.fr/?p=981

http://alger-mexico-tunis.fr/?p=978  http://alger-mexico-tunis.fr/?p=958

 

 

 

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